Le mirage de la diversité

Par James Lindsay (article original (en anglais) publié sur New Discourses le 28 juin 2020)

Dans cet article, le mathématicien et penseur James Lindsay décode les trois principes sacrosaints du wokisme que sont la diversité, l’inclusion et l’équité. Derrière ces termes apparemment généreux et inoffensifs se cache un programme politique dont il vaut mieux être au fait avant d’y souscrire…

On nous ment et ça commence à nous coûter très cher, tant sur le plan économique que sur le plan social. Au cours de la dernière décennie, le secteur qui fait son beurre de ces mensonges a encaissé des profits à hauteur de dix milliards de dollars par an en vendant un produit dont ses promoteurs savent qu’il est défectueux. Et ce secteur grandit désormais de façon exponentielle. Il ne fabrique rien de tangible, rend les entreprises moins fonctionnelles et moins efficaces, et produit invariablement des environnements de travail toxiques et hostiles capables de faire se disloquer les entreprises, mais aussi la société en général ; et pourtant, nous en raffolons. C’est une folie particulière qu’il est bien difficile de comprendre ou d’expliquer, et a fortiori d’arrêter.

Que vend donc ce secteur ? Du conseil, des formations et de la gestion en « diversité », « inclusion » et « équité » (abrégés « DIE »[i]).

On nous vend désormais ces idées et les coûteuses formations qui nous les enseignent avec une urgence déconcertante, mais cette urgence n’est qu’une énième manipulation des consultants en DIE. On nous répète incessamment que leur travail est « essentiel » (apparemment pour tout), et qui l’est particulièrement en ce moment même, au lendemain d’une mort tragique et indéniablement injuste (bien qu’il soit étonnamment difficile, étant données les réactions, de déterminer si la race y a joué un rôle). Néanmoins, l’esprit de l’époque veut qu’il soit absolument essentiel que nous nous mettions toutes affaires cessantes à la « diversité », à l’« inclusion » et à l’« équité ».

Il me semble que nous sommes en droit de nous demander : essentiel dans quel but ? Car ces idées sont forcément essentielles en vue d’un but précis. Quel est-il ? En comprenant véritablement ces termes, nous verrons que la réponse n’est pas ce que l’on pourrait croire, c’est-à-dire le dépassement du racisme et de la discrimination et l’avènement d’une société plus juste. C’est une question importante, et nous verrons bientôt qu’il n’est pas très difficile d’y répondre.

Nous sommes également en droit de demander : comment en est-on arrivés là ? Il est aisé de répondre à cela aussi, au moins en partie. Deux des aspects qui font la prospérité de ce secteur sont très faciles à comprendre. Tout d’abord, ces idées sont attrayantes et jouent donc sur nos meilleurs instincts, ce qui est un procédé parfaitement odieux. Déformer la réalité et recourir à la manipulation émotionnelle pour avancer ses propres intérêts est toujours condamnable, mais il y a quelque chose de véritablement abject à escroquer les gens en se servant des plus beaux côtés de leur nature : tout ce qui en eux se soucie d’autrui, cherche à bien faire, et est horrifié à l’idée d’avoir pu blesser quelqu’un.

Ensuite, d’un point de vue plus pratique, la théorie dont est issue la DIE manipule le langage de façon à ce que nous souscrivions à ce qu’elle nous vend tout en pensant acheter autre chose. C’est essentiellement ainsi qu’elle se diffuse, et c’est si central au fonctionnement du secteur de la DIE qu’il y a quelque chose de merveilleux dans le fait que nous n’ayons toujours pas véritablement compris l’arnaque de façon à la contrer par les lois de protection des consommateurs, exactement comme nous l’avons fait il y a un siècle contre d’innombrables industries néfastes et frauduleuses.

La manipulation du discours

Le secteur de la DIE a manipulé un certain nombre de termes pour leur attribuer une définition spécialisée sensiblement différente de celle que le commun des mortels leur associe habituellement. La liste de ces termes, relativement substantielle, commence à être connue : le « racisme » signifie le « racisme systémique », qui n’a même pas besoin d’un seul individu ou d’une seule intention raciste pour exister, « l’antiracisme » est une sorte d’engagement sectaire à militer à vie selon les termes définis par ces mêmes consultants, le « discours haineux » définit ce qui va à l’encontre de ce que préconisent lesdits consultants pour aider ceux que la théorie critique a définis comme étant frappés pour l’éternité de « marginalisation » et « d’oppression », et le « privilège » est la force quasi spirituelle qui fait d’un SDF drogué blanc poussé au bord du suicide par ses problèmes mentaux quelqu’un de plus riche qu’Oprah Winfrey, Michael Jordan et Barack Obama réunis. Et même là, dans ce jargon de spécialistes, se trouve une sorte de manipulation cruelle, une forme de maltraitance : vous êtes bête, ou quoi ? Vous ne connaissez même pas la définition du racisme ?

Parmi les manipulations au cœur de ces projets de conseil se trouvent trois mots apparemment anodins et désormais sacrosaints : « diversité », « inclusion » et « équité ». Voilà ce qu’ils nous vendent sur fond de milliards de dollars dont personne ne parle, en échange d’une société de plus en plus mal en point. Nous avons le droit de savoir pourquoi. Nous avons le droit de voir comment on nous ment et on nous manipule avec ces trois mots. En fait, il nous faut vraiment comprendre les termes « diversité », « inclusion » et « équité » selon leurs définitions « critiques », car c’est ce qu’on nous vend en vérité, pour comprendre ce qui se passe. Tous ces termes représentent des programmes politiques, et rien de bénéfique, d’utile, de moral ou qui approche de près ou de loin tout ce que les gens pourraient considérer de bon, de bienveillant ou méritant leur soutien. Du point de vue des entreprises, nous ferions littéralement mieux de brûler nos billets de banque que de les dépenser dans ces programmes, car ces derniers représentent non seulement un gâchis d’argent, mais également la promesse de dépenses futures supplémentaires plus ou moins perpétuelles.

Ces programmes politiques sont issus d’un vieux courant de pensée radicale nommé « théorie critique », bien que cette théorie se soit incroyablement fortifiée et transformée au cours des dix dernières années environ. On appelle cette nouvelle pratique de la théorie critique la « justice sociale critique » ou, plus couramment, le « wokisme »[ii]. C’est l’aboutissement de ce que les théoriciens critiques ont appelé « la longue marche vers les institutions », à la suite du philosophe communiste Antonio Gramsci dans les années 1920. Ainsi, faire entrer la DIE dans votre entreprise revient à faciliter les dernières étapes (voire l’étape ultime, si les adeptes de la théorie critique réussissent) de cette « longue marche », créant de fait une nouvelle forme de fascisme sous le couvert d’un projet nominalement antifasciste qui a occupé l’essentiel du siècle dernier.

C’est un peu pointu, mais nous devons le savoir. Pour le comprendre, nous devons nous pencher sur ces termes : « diversité », « inclusion » et « équité » et le mensonge dangereux qu’ils cherchent à nous faire gober.

La « diversité »

Puisque les théories critiques de l’identité considèrent que l’individu et ses idées politiques (identitaires) sont intrinsèquement liés, la « diversité » ne signifie pas du tout ce que tout le monde pense. En fait, elle renvoie à la « diversité » telle qu’entendue par les perspectives critiques des « études de l’identité » en justice sociale critique (comme la théorie critique de la race, la critical race theory). Elle a un sens très précis en théorie critique. Elle signifie seulement une plus grande diversité de représentation de différentes « expériences vécues d’oppression. » Autrement dit, elle signifie la présence de personnes d’origines ethniques différentes partageant une même vision de ces origines basée sur les doléances, dans un même style agressif et de sensibilité identitaire exacerbée. Voilà ce à quoi vous ouvrez la porte lorsque vous optez pour la « diversité » : des adeptes du versant identitariste de la théorie critique, c’est-à-dire des tire-au-flanc, des râleurs, des semeurs de trouble et des commères qui se donneront pour mission de problématiser tous les aspects de votre entreprise jusqu’à obtenir sa conformité avec leurs exigences politiques impossibles et souvent délirantes.

On s’imagine que la « diversité » signifie la présence de personnes d’origines diverses, mais la théorie critique déforme cette définition pour en tirer une interprétation très particulière. Ainsi, en justice sociale critique, la « diversité » signifie plutôt quelque chose comme « des personnes d’origines ethniques “diverses” qui ont toutes la même lecture politique woke des “positions sociales” qu’elles occupent et du monde qui en est la toile de fond. » Ces programmes de promotion de la « diversité » insistent sur le fait que ce sont ces personnes-là, et pas simplement des personnes d’origines différentes, qui doivent être employées pour que s’accomplisse la « diversité ». Le système de pensée critique soutient qu’il manque à toutes les autres le point de vue « authentique » (c’est-à-dire critique) et qu’elles ne permettent donc pas de faire avancer la bonne sorte de « diversité ».

Selon ces théories critiques, si vous vous trouvez appartenir à une identité donnée (par exemple, « racialement noire », comme l’a formulé l’air de rien Nikole Hannah-Jones, la créatrice du Projet 1619 du New York Times Magazine), votre voix ne compte alors comme authentiquement noire (« politiquement noire ») que si elle s’exprime en termes de blackness, une mentalité politique radicale de libération des Noirs, telle qu’entendue par la théorie critique de la race. Autrement, on dira de la personne noire en question qu’elle souffre de racisme internalisé (une forme de fausse conscience qui l’empêche de savoir ce qui est bon pour elle) ou bien qu’elle est une traîtresse à sa race. Ainsi, une nouvelle recrue « racialement noire » mais pas « politiquement noire » ne saurait constituer une véritable recrue de la « diversité » noire puisque le point de vue de la « diversité » exige de souscrire aux bonnes idées politiques de libération des Noirs de la théorie critique de la race. En dehors de cela, tout relève de la « suprématie blanche », qui est l’opposé de la « diversité », et ne convient donc pas. L’identité d’un individu est son orientation politique, et c’est ce qui explique que nous voyions des Noirs connus se faire « anéantir » ou « éliminer » (cancelled) pour le simple fait d’avoir dérogé à la ligne « politiquement noire ».

Comment est-ce possible ? Ces théories de l’identité partent du principe que les divers groupes identitaires expérimentent différemment les dynamiques de pouvoir systémique, ce qui leur confère des connaissances et des réalités vécues différentes. Lorsque l’identité en question est raciale, chaque race est censée posséder certaines « connaissances raciales » qui ne peuvent s’obtenir que d’une seule manière : grâce à l’« expérience vécue » du fait d’être opprimé en raison de sa race et à l’apprentissage de l’interprétation de cette expérience selon la théorie critique de la race. Seule une personne représentant fidèlement cette expérience, c’est-à-dire conformément à ce qu’en dit la théorie de l’identité en question, possède une voix authentique qui parle depuis cette position sociale là. Ainsi, selon la théorie sur laquelle se fondent les formations en DIE, seuls des adeptes de la théorie critique relevant de différentes identités « opprimées » sont susceptibles de compter comme une « diversité » satisfaisante puisque c’est ce à quoi renvoie véritablement la « diversité ».

Pour votre entreprise, cela signifie devoir embaucher des individus dont on a superbement aiguisé la sensibilité à l’offense, et dont l’essentiel des tâches consistera à problématiser tout ce dans quoi ils parviendront à lire du racisme. Et ne vous y trompez pas : la théorie stipule que le racisme doit être et est toujours présent (« la question n’est pas “y a-t-il eu du racisme ?” mais “comment le racisme s’est-il manifesté dans cette situation ?” », dixit Robin DiAngelo). La recrue « issue de la diversité » est là pour s’assurer qu’il soit trouvé et « rendu visible ». Les formations en diversité ont pour but de faire de cette façon de penser et de la culture de l’anéantissement ou de l’élimination (cancel culture) qui en résulte le mode de fonctionnement par défaut de votre entreprise. Au mieux, la priorisation grandissante de projets promouvant la « diversité » détournera des ressources précieuses, pénalisant ainsi la productivité et la compétitivité de votre entreprise. Au pire, votre société se fracturera de façon hobbesienne autour de ces divisions, à la manière de l’Evergreen State College.

Ainsi, lorsque l’on voit un appel à plus de « diversité » dans les embauches, il faut y comprendre l’embauche d’autres adeptes de la théorie critique appartenant à une plus grande variété de groupes identitaires mais possédant une lecture politique identique de l’identité en général. C’est donc un appel à l’embauche de davantage d’adeptes de la théorie critique. Il vaut mieux être bien sûr de vouloir effectivement vous lancer là-dedans avant de procéder à de telles embauches, car vous n’en obtiendrez rien qui relève de l’idée habituelle de la diversité.

Nous sommes désormais en mesure de répondre à notre question de savoir en quoi tout ce travail en DIE est « essentiel ». Adopter la DIE est « essentiel » pour fomenter l’enrôlement de votre entreprise et lui faire jouer son rôle dans la révolution critique. Ceci s’opérera grâce à la mise en œuvre des dernières étapes de la longue marche vers les institutions de Gramsci et à la conversion obligatoire de tous les esprits au récit critique de façon à en établir et en pérenniser l’hégémonie naissante. Ainsi, la DIE est essentielle à la mainmise sociopolitique d’activistes néomarxistes radicaux sur nos sociétés libérales.

« L’inclusion »

L’« inclusion », entendue dans son sens critique, est de loin la plus sinistre des trois idées (l’« équité » n’est une bêtise vaguement communiste et la « diversité » est simplement investie d’une définition trompeuse). Le concept d’« inclusion » est véritablement insidieux et tordu car l’idée d’« inclusion » renvoie à celle d’« accueil » ; or en DIE, même le fait d’être accueillant est interprété au prisme critique, bien connu maintenant, des dynamiques de pouvoir et des classes protégées.

Dans le programme de la DIE, un milieu « inclusif » est un milieu incapable de générer des sentiments d’« exclusion » ou de « marginalisation » pour les classes protégées ou leurs voix « authentiques » (c’est-à-dire, en ligne avec la théorie critique). L’« inclusion » signifie donc la restriction de la parole aux discours conformes à la théorie critique, ceci allant jusqu’à l’exclusion physique des dissidents et de toute voix discordante, et même de tous ceux représentant des groupes identitaires jugés « dominants », même s’ils ne sont que « perçus » comme tels ou « complices ».

La vérité n’a même pas besoin d’entrer en ligne de compte dans ces revendications. Par exemple, l’annonce récente de certaines agences immobilières de ne plus employer les expressions « master bedroom » ou « master bathroom » pour désigner la chambre ou la salle de bain principales d’une maison est une forme de pensée « inclusive ». Bien que ces expressions soient apparues en 1926 dans un catalogue Sears et n’aient donc strictement aucun rapport avec l’esclavage, l’idée même que certains pussent associer le terme « master » (« maître ») à l’esclavage signifiait qu’il devait être rayé du vocabulaire de l’immobilier. On le voit avec des fabricants de cosmétiques qui retirent leurs produits « blanchissants » ou « éclaircissants ». On le voit avec des étudiants et même des employés exigeant des espaces réservés aux Noirs ou demandant à ce qu’on limite le nombre de Blancs au risque que la présence de membres de groupes dominants les mette mal à l’aise. On le voit, il semblerait, avec le désormais célèbre intellectuel antiraciste Ibram X. Kendi qui décide de changer son nom de Ibram Henry Rogers à Ibram Xolani Kendi.

En fait, on voit cette notion d’« inclusion » derrière pratiquement chaque tentative de restreindre la parole, les représentations et l’action à celles, très limitées, qui garantissent de façon positive le confort psychologique absolu et constant de tous les membres des classes protégées et « minorisées ». Étant donné que la « diversité » nécessite d’embaucher des gens formés à la perception d’offenses scandaleuses dans tout, y compris les microagressions et les interprétations folles, l’« inclusion » devient une licence pour le contrôle total de la parole, des représentations et des comportements, jusqu’au niveau de présence physique d’individus dans un espace ou une entreprise. Cela comprend des appels directs à la reségrégation déguisée pour l’occasion sous l’étiquette « déségrégation ».

Ainsi, lorsqu’une entreprise affirme qu’il est essentiel d’augmenter l’« inclusion » entre ses murs, ce qu’elle veut vraiment dire, c’est qu’on n’y tolérera plus la moindre déviation de la ligne de parti de la théorie critique. Pourquoi ? Parce que toute voix discordante mettrait « mal à l’aise » les adeptes de la théorie critique en question, qui est désormais pour eux synonyme de leur identité personnelle. Le désaccord leur fait subir des « blessures » ou des « traumas » conceptuels, et la simple présence de personnes en désaccord avec eux leur rappelle à quel point les groupes « dominants » « occupent toute la place ».

Je n’exagère pas. Étant donné que la théorie critique de la justice sociale explique littéralement que tout ce qui entre en désaccord avec elle est une tentative de « préserver son propre privilège », tout désaccord ne peut être compris, selon cette théorie, que comme un acte hostile envers les groupes « marginalisés » et « opprimés ». Ainsi, l’« inclusion » signifie de ne permettre aux gens de penser, agir et parler que conformément aux exigences changeantes et souvent délirantes des activistes critiques qui s’incrustent dans l’entreprise par le biais des obligations de la DIE.

L’« équité »

L’équité et l’égalité sont deux choses différentes. L’égalité, c’est le fait d’arranger le système de façon à ce que les citoyens soient traités de façon égale. L’« équité », c’est le fait d’ajuster les parts de façon à ce que les résultats soient égaux d’un citoyen à l’autre. L’équité provient de ce que l’on appelle la « théorie sociale de l’équité » (social equity theory) et signifie la construction de l’égalité de résultats.

L’« équité » justifie son caractère « essentiel » en assimilant à une conséquence de la « bigoterie » toute disparité de résultats où les « classes protégées » définies par la théorie critique (donc, pas les Blancs et généralement pas les Asiatiques, par exemple) apparaissent dans le négatif. En conséquence, les méthodes de la DIE utilisent les pires outils possibles pour évaluer si l’« équité » a été atteinte ou si elle fait défaut. Les différences moyennes sont, selon la théorie critique de la justice sociale, des « iniquités » qui signifient nécessairement qu’il y a eu discrimination et bigoterie de manière systémique, et pour lesquelles on doit donc procéder à des ajustements. Cette exigence d’« équité » est considérée comme valable même en l’absence de preuves d’une quelconque discrimination (voire en présence de fortes preuves du contraire). Le fait de demander de telles preuves est en outre considéré comme une preuve de racisme car cela suggère que quelque chose pourrait primer sur l’expérience des « réalités vécues ».

C’est là que le « racisme systémique » devient intéressant (pour ne nommer qu’une forme de bigoterie systémique parmi tant d’autres) : il fait office d’explication universelle, du genre « bigoterie bouche-trou », de toutes les différences que la théorie critique est susceptible d’assimiler à de l’« oppression ». La théorie critique repose sur la croyance que tout le monde est intrinsèquement identique, et donc que toutes les différences moyennes sont nécessairement le résultat de discriminations ouvertes ou cachées, particulièrement quand les causes de ces différences ne sont pas connues ni connaissables. Il appartient donc à l’adepte de la DIE de trouver les discriminations « cachées », surtout quand les discriminations ouvertes ont été éliminées des lois depuis des décennies.

On trouvera ces discriminations cachées au sein de l’entreprise elle-même (qui en sera accusée, quels que soient les efforts déployés dans le sens contraire), ou bien dans les mécanismes obscurs de la société, de la culture, du système éducatif, des représentations, de la langue, des sentiments ou de toute expérience jamais vécue. Par exemple, on interprète souvent le fait qu’on « assigne » le sexe féminin aux femmes à la naissance comme suffisant pour amorcer leur « socialisation » (ce que la théorie critique appelle un lavage de cerveau par la société) dans un ensemble de croyances et d’attitudes qui les conduit à se sentir inadaptées au travail dans certains secteurs, comme la technologie ou les plateformes pétrolières (non, pardon, pas ce deuxième exemple). À partir de là, tout ce qui entre dans l’intégralité de leur vécu de fille, puis de femme, relève de la bigoterie « systémique » (ici, le sexisme et la misogynie) qui est « nécessairement » à l’origine de ce résultat. L’« équité » veut y remédier grâce à l’ingénierie sociale, mais étonnamment pas trop sur les plateformes pétrolières.

L’objectif de l’« équité » est de créer des résultats parfaitement « équitables » dans les secteurs les plus cotés du marché de l’emploi (et nulle part ailleurs, pour le coup). Au premier abord, comme nous allons le voir, cela signifie que les statistiques pour les emplois prestigieux, surtout là où il est question de productions culturelles ou de préjudices culturels potentiels, devront correspondre exactement aux pourcentages démographiques prévalant au sein de la population, bien que cela soit parfaitement irréalisable sans recourir à des outils d’ingénierie sociale de masse comme les quotas. (Après tout, la stochasticité, c’est-à-dire le hasard, le bruit dans le système, devrait rendre extrêmement improbable l’alignement parfait avec les pourcentages démographiques prévalant dans la population, et ce même si le système était complètement dénué de différences ou de discriminations d’aucune sorte). « L’équité » implique donc l’utilisation de quotas basés sur l’identité et le recours à une ingénierie sociale vigoureuse pour les remplir. Puisque les résultats doivent être parfaitement équitables pour que l’on considère qu’on a atteint l’« équité », cette idée s’apparenterait véritablement à une sorte de totalitarisme ethnocommuniste si elle était appliquée à grande échelle.

N’oubliez pas que pour parvenir à des résultats « équitables », il faut de la discrimination. Dans son succès de librairie Comment devenir antiraciste, Ibram X. Kendi ne s’en cache pas ; ce n’est pas comme s’il s’agissait d’un grand secret que la théorie critique essaierait de nous dissimuler. Kendi écrit que « la question cruciale est de savoir si la discrimination produit de l’équité ou de l’iniquité. Si la discrimination produit de l’équité, alors elle est antiraciste. Si la discrimination produit de l’iniquité, alors elle est raciste. » Récemment, le vote de l’Assemblée législative de Californie de retirer le verbiage antidiscrimination de sa constitution s’inscrit précisément dans cette ligne de pensée. « L’équité » nécessiterait de discriminer contre les groupes « dominants » et en faveur des groupes « opprimés », tels que définis par la théorie critique ; parvenir à « l’équité » revient donc à opérer des discriminations basées sur l’identité, et ce de manière potentiellement indéfinie, dans la mesure où elle sera pratiquement impossible à atteindre par le simple fait des fluctuations aléatoires des dynamiques démographiques.

Toutefois, même la fabrication de résultats « équitables » tels que la parité parfaite ne suffira pas, car la théorie critique de la race est également ce que l’on pourrait appeler « ethno-historique ». Ainsi, même s’il n’y a aucune disparité actuelle (et il y en aura toujours car on peut aussi en inventer au niveau de la culture ou des ressentis subjectifs), tant que l’on pourra en trouver au niveau historique, il faudra également compenser ces dernières pour parvenir à l’« équité ». Mettre en place « l’équité » dans une perspective critique aboutit donc à une sorte de mélange de discrimination positive et de réparations, sous une forme ou une autre.

Néanmoins, si l’on croit la théorie qui la fonde désormais, l’exigence d’« équité » devient une poursuite vaine et perpétuelle. En effet, les croyances qui définissent la théorie critique de la race sont, fondamentalement, d’un cynisme et d’un pessimisme achevés. Parmi ces croyances se trouve en particulier l’idée de Derrick Bell de « convergence d’intérêts », qui est au cœur de la théorie critique de la race depuis le début et est considérée actuellement comme l’un de ses principes centraux. La convergence d’intérêts soutient que ceux qui occupent des positions dominantes dans la société ne cèdent des possibilités aux opprimés et ne leur donnent accès aux ressources que lorsque cela sert leurs propres intérêts, et donc que même l’antidiscrimination et les réparations peuvent être comprises comme des formes de racisme — c’est en tout cas la position des agitateurs critiques de la race les plus agressifs. Cela signifie que la théorie critique de la race maintient, et ce depuis ses origines, que le racisme ne pourra jamais disparaître ni ses effets être éliminés (en tout cas, pas sans une refonte complète et totale de tout le système). Ainsi, l’« équité » est, dans un sens, une exigence perpétuelle de davantage de réparations, soit en possibilités, soit en pouvoir, soit en paiements directs, sachant que rien de tout cela ne suffira jamais. L’« équité » dans son sens critique est donc un outil grossier d’accaparement du pouvoir.

Évidemment, le mensonge sur ce qu’est véritablement l’« équité » joue un rôle clé dans le succès qu’elle rencontre et son implémentation si répandue. L’« équité » est souvent présentée comme une sorte d’égalité poussée, ce que sont les vraies initiatives d’équité (pas celles inspirées de la théorie critique), et on permet à la fausse impression que crée cette ambiguïté de persister, bien qu’elle soit très trompeuse. Il n’est pourtant pas très difficile de différencier ces concepts. L’idée de base est simple et très sensée : l’égalité est juste ; lorsqu’il existe une discrimination réelle et que tout le monde ne dispose vraiment pas des mêmes chances, on peut faire valoir le fait de prendre des mesures pour égaliser les chances car l’égalité véritable n’est pas possible autrement ; il existe donc des façons raisonnables d’aborder l’équité qui peuvent augmenter et améliorer l’égalité. La mise en place de mesures raisonnables pour faciliter l’accessibilité aux handicapés en est un exemple clair largement accepté.

Mais la vision critique de « l’équité » ne cherche pas à aborder les choses raisonnablement, et encore moins à défendre l’égalité. Comme nous pouvons le voir ici, elle est radicale et même le plus souvent dénuée de tout bon sens ou de justifications solides. Car toute iniquité, mesurée de la façon la plus factuelle possible, ayant des conséquences négatives sur un groupe identitaire protégé, doit être comprise comme un produit de la bigoterie et compensée en tant que telle en forçant le système dans lequel elle apparaît, et ce de façon aussi brutale que maladroite (et quand on parle du système, c’est le système au complet).

L’argument selon lequel l’inégalité des chances nécessite qu’il faille recourir à l’« équité » pour les égaliser paraît plausible mais il est évalué d’une manière qui n’a pratiquement aucun rapport avec la réalité. Les êtres humains ne sont pas des groupes identitaires. En fait, les groupes identitaires sont des construits sociaux, comme la théorie critique elle-même le souligne, tandis que les êtres humains ne sont pas des construits sociaux. Nous sommes des individus. Les diverses catégories sociales auxquelles nous appartenons peuvent certes avoir une certaine incidence sur ce que nous vivons, mais on ne peut raisonnablement croire que la position radicale épousée par la théorie critique (selon laquelle tous les résultats inéquitables sont le résultat d’une bigoterie enracinée dans chacune de ces catégories sociales) leur attribue le poids qui convient.

Quant à l’égalité, la théorie critique y est, en fait, ouvertement hostile. Kendi voudrait ainsi nous faire croire, par exemple, que partout où l’égalité conduit à des iniquités, l’égalité est raciste et doit être rejetée (et ce, quelle que soit la raison de ces iniquités et uniquement concernant les différences de résultats qui ne favorisent pas certaines classes d’identité). L’égalité est décrite explicitement dans toute la théorie critique de la race et les théories critiques dont cette dernière est tirée comme une sorte de complot visant à maintenir les « groupes minorisés » en position d’infériorité.

Enfin, car il faut bien le comprendre, voici ce qui fait tout le poison de l’idée du « racisme systémique » : en réalité, elle nous empêche de pouvoir résoudre des problèmes bien réels. En traitant tout le monde comme des avatars de groupes identitaires socialement construits qui « s’intersectent », nous nous rendons incapables d’identifier les vrais problèmes (comme les inégalités de richesses, qui sont fortement déterminantes aussi bien socialement que professionnellement), et nous prenons de mauvaises mesures. Pour la théorie critique, les mauvaises mesures ne sont pas un problème étant donné que ceux qui se servent de cette théorie peuvent simplement attribuer leurs propres échecs au « racisme systémique ». Si quelque chose échoue, ce n’était pas le fait de la théorie critique mais de la « suprématie blanche » à l’œuvre dans le système, il faut donc davantage de théorie critique. Puisque le « racisme systémique » est ordinaire et permanent et présent dans toutes les interactions et situations (encore un principe de la théorie critique de la race), il est toujours possible d’avancer cet argument. Toujours. Ainsi, les échecs dans l’application de la théorie critique sont la preuve que la théorie est juste — enfin, d’après la théorie, en tout cas.

En conclusion, il est de la plus haute importance à ce moment de notre Histoire de comprendre que la « diversité », l’« inclusion » et l’« équité », dans leurs sens critiques, ne sont pas du tout ce qu’elles paraissent ; il est donc plutôt adapté d’arranger les trois mots dans cet ordre inhabituel (au lieu de diversité, inclusion et équité) et d’appliquer l’acronyme « DIE » à leur programme. Ces mots ont de vraies significations, bien sûr, et peuvent, lorsqu’ils sont compris correctement et bien appliqués, conduire à de véritables améliorations. Mais servis tels qu’ils nous le sont par les consultants de la DIE, enracinés comme ils le sont dans la théorie critique, ils constituent une arnaque contraire à toute éthique qui ne nous apportera rien hormis des conséquences fort coûteuses.


[i] Littéralement « MEURS », en français (NdT.).

[ii] Dérivé de « woke », « éveillé » (NdT.).

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