Par James Lindsay (article original (en anglais) publié sur New Discourses le 24 juin 2020)
L’actualité regorge d’exemples d’ « effacement » (la fameuse « cancel culture ») d’individus coupables du seul crime de s’être exprimé en dehors des clous de la bien-pensance woke (décolonialisme, antiracisme, activisme transgenre, etc.). Ce nouvel article du penseur américain James Lindsay, rédigé au plus fort des émeutes Black Lives Matter l’été dernier et qui garde toute sa pertinence dans le monde francophone aujourd’hui, pose la question fondamentale de la limite au-delà de laquelle toute sympathie pour cette mouvance doit cesser. Malgré les tendances totalitaires évidentes du wokisme, certains continuent de justifier censures et destructions. Quand jugeront-ils enfin que les choses vont trop loin ? James Lindsay nous explique ici pourquoi et comment nous devons tous, individuellement, nous fixer une limite a priori afin de ne pas nous laisser glisser sur la pente de l’intolérable. (N.d.T.)
Presque tout le monde a une « ligne jaune woke », un point de tolérance maximum à l’égard du mouvement woke – ou en tout cas, il le faudrait.
Il devrait en effet toujours exister une limite dont le dépassement indique que la cause belle et noble que l’on soutenait jusque-là a mal tourné, voire même complètement pourri. Nous connaissons tous l’histoire du vingtième siècle (enfin, j’ose l’espérer). Or, le risque est très grand que certains aspects de l’idéologie woke, même si l’on ne parle que de sa frange la plus extrême, soient en fait le germe d’un cauchemar totalitaire se déroulant juste sous nos yeux, particulièrement en raison du nombre de gens très bien s’étant mis à soutenir cette idéologie avec tant de vigueur (et de hargne) du jour au lendemain. Car même la rapidité avec laquelle elle se propage est déconcertante et de fait, alarmante.
L’importance de décider d’une « ligne jaune woke » m’est apparue l’autre soir, alors que je discutais avec un ami brillant des arguments étranges entendus pour justifier les comportements non moins étranges qui fleurissent ces temps-ci. Nous parlions des gens autour de nous dont la ligne jaune woke avait été franchie, et de ceux pour qui la limite n’avait pas encore été atteinte. J’ai été frappé de voir que beaucoup des personnes dans ma vie qui gardent une certaine bienveillance à l’égard du mouvement woke (c’est-à-dire la justice sociale critique), voire sont en plein déni quant à ses excès, refusent toujours d’envisager qu’il ne s’agisse pas de la cause noble et nécessaire qu’il prétend être.
J’ai compris combien il est utile, au lieu d’entrer dans la confrontation, d’encourager nos amis sensibles à la cause woke à commencer à identifier et nommer leurs lignes jaunes, ce sur quoi ils ne sauraient transiger. Chacun placera sa ligne à un endroit différent, et c’est tant mieux, mais plus les choses deviendront extrêmes, plus les lignes seront aisément et sûrement franchies. Or pour savoir qu’une ligne a été franchie, il faut d’abord savoir qu’il y a une ligne, et où elle se trouve.
La question à poser est donc simple : à quel moment jugeras-tu que le mouvement woke est allé trop loin ?
Pourquoi demander cela ? Pour deux raisons, le mouvement étant déjà clairement hors de tout contrôle. D’une part, les gens devraient être confrontés à l’idée que les choses pourraient aller trop loin, voire qu’elles vont déjà trop loin. D’autre part, étant donné ce que semblent préfigurer les circonstances actuelles, chacun devrait au moins essayer d’établir une ligne que ses principes actuels ne l’autorisent pas à franchir, l’important étant de faire cela avant qu’on ne l’ait déjà franchie et qu’on n’ait été forcé de défendre ce que l’on considère actuellement comme étant indéfendable.
Cet acte simple consistant à faire s’engager les gens sur leurs principes avant que ces derniers ne leur échappent est d’une importance capitale en raison de la façon dont nous élaborons nos raisonnements moraux. En effet, nous rationalisons a posteriori, c’est-à-dire que nous estimons avoir agi moralement après coup, autrement dit souvent après que nous avons franchi une limite morale. Établir une ligne claire en amont, particulièrement dans un contexte social où l’obligation de rendre des comptes est si prégnante, permet de bien mieux distinguer la limite, de la faire apparaître avec netteté et clarté, ce qui rend son franchissement et toute rationalisation a posteriori beaucoup moins aisés.
Cependant, ne vous faites pas d’illusions ; ce genre de conversation a peu de chances de bien se passer. Évidemment, il est toujours possible qu’elle se déroule sans frictions, si votre relation le permet, mais quoi qu’il en soit, on vous recevra sûrement sur la défensive ou en vous accusant d’avoir perdu la tête. Quelques conseils, donc : ne vous attendez pas à ce que la conversation se passe bien. Ne vous attendez pas non plus à ce que votre interlocuteur comprenne ce que vous essayez de lui faire voir. Ne vous attendez même pas à être pris au sérieux. Lancez simplement la question de façon à ce que la personne en face doive y réfléchir.
Rien ne vous oblige à insister, et c’est d’ailleurs mieux d’éviter de le faire. Si vous rencontrez une certaine résistance, il vaut mieux ne pas ne vous disputer ni abîmer votre relation : vous n’aurez pas à aller jusque-là, c’est important de le savoir. Il n’y a aucun besoin de forcer les choses. Vous pouvez poser la question et en rester là, laisser votre interlocuteur y réfléchir. S’il refuse l’exercice, la question ne cessera de le turlupiner : très bien. Laissez-la faire son chemin. Il importe bien plus que votre proche se débatte avec elle plutôt que vous y receviez une réponse.
Bien sûr, rien n’exclut que votre interlocuteur veuille creuser la question et accepte le débat. Dans ce cas-là, c’est encore mieux.
Mon ami et moi avons discuté de ce qui avait constitué nos lignes jaunes respectives, pour nous-mêmes et pour les gens que nous connaissons. Pour moi, c’était quelque part entre le moment où j’ai vu des personnalités que je respectais se faire réprimander sur le mode de la chasse aux sorcières (avec de fausses accusations de racisme et de sexisme), la manipulation subversive de la langue et, particulièrement, les attaques éhontées contre la science menées par les cercles militants et universitaires proches de la justice sociale critique. Pour moi, cela s’est passé il y a quelques années. Pour mon ami, c’était l’indéniable et véritable racisme et le deux poids deux mesures qui constitue l’essentiel de l’entreprise militante woke. Pour certains de nos amis, la défense publique des émeutes en langue woke, du genre « “la blanchité c’est la propriété”, donc il est légitime de mettre le feu à un commerce », dépassait les limites. Pour d’autres, c’était le fait de se faire harceler pour devenir un « allié », pour découvrir rapidement qu’aucun « allié » n’est jamais assez bon. Pour tant d’autres, c’est juste le racisme patent.
Bien sûr, je reçois aussi les témoignages de personnes pour qui le déboulonnage de statues (dont celle de George Washington) était inacceptable, de personnes ayant perdu leur travail, d’autres ayant peur de perdre leur travail, de gens choqués par « Shut down STEM » (« Fermez les cursus de sciences, technologies, ingénierie et mathématiques »), d’individus dont les relations personnelles s’effondrent (en particulier des mariages interraciaux qui se portaient très bien autrement), et tout un tas d’autres signaux clairs indiquant que cette panique morale, ainsi que les mauvaises idées qu’elles recèlent et qui sont en train de dominer, ont poussé les choses trop loin. Pour de plus en plus de gens, tout cela doit cesser.
La question que je vous pose est donc : quelle est (ou quelle a été) votre ligne jaune woke ? C’est la même question que celle pour vos amis. Je suis très curieux de vos réponses. Notez-les dans les commentaires. Quelle était la limite qu’ils ont dépassée, pour vous ?
Même si la conversation a toutes les chances de mal se passer, n’ayez pas peur de poser la question directement, car c’est important. Soyez précis, s’il le faut. Demandez donc : quelle statue faudrait-il qu’ils déboulonnent ? Franchement, la goutte d’eau, ce serait la statue de qui ? Proposez des noms. Quelle liberté doit-elle être révoquée ? Le bon fonctionnement de la justice ? La liberté d’expression ? Le droit de ne pas subir de punition cruelle et inhabituelle ?
Demandez encore : quand est-ce que ce sera assez ? Qui devra se faire effacer (« cancelled ») ? Licencier ? Combien de gens devront-ils perdre leur travail ? À quel point le racisme devra-t-il devenir évident ? Combien de gens devront-ils s’humilier dans des séances de lutte « antiracistes » ? De qui l’identité devra-t-elle être révélée en ligne ? Qui devra se faire détruire ? Frapper ? Tuer ? Faudra-t-il en arriver à un lynchage public ? Ou bien cela nécessitera-t-il des atrocités telles que celles que nous pensions avoir laissées dans les chapitres les plus sombres du vingtième siècle ? Où se situe la ligne infranchissable entre ici et là-bas ?
Il faut poser ces questions. C’est un véritable privilège que de n’avoir pas eu à se les poser depuis longtemps, et il semblerait que nous l’ayons oublié. Mais elles sont redevenues d’actualité.
Pour un de mes amis, la ligne se situe à la « vraie violence », quel que soit le sens qu’il donne à cela à l’ère actuelle. Peut-être s’agit-il de la violence pour laquelle les médias ne s’emploient pas à trouver des excuses ; peut-être s’agit-il de violence par armes à feu (la hausse spectaculaire du nombre de crimes violents ne semble pas compter, cependant). Au moins, c’est une ligne. Au moins, il y réfléchit. Un autre, un universitaire, dit que la perversion évidente de son propre domaine de recherche constituerait sa dernière limite. Ce n’est pas très précis, mais au moins c’est une ligne, et une ligne bien en deçà de la violence. La violence, ajoute-t-il d’ailleurs, ne serait pas acceptable ; quant aux dégâts matériels et au chaos ambiant, ils le mettent déjà très mal à l’aise. Au moins, il y réfléchit.
Mais peut-être faut-il que cela touche les gens plus directement. Demandez-leur : où se situe la limite ? Faudrait-il qu’ils soient touchés personnellement ? Faudrait-il qu’on les accuse personnellement de racisme ? Qu’on les soumette à une séance de lutte « antiraciste » ? Qu’ils se fassent licencier ? Faudrait-il en venir à la destruction de ce qu’ils aiment, eux ? À la destruction de leur famille ? De leurs enfants ? De leur travail ou de leur carrière ? De leur loisir ? De la passion de leur vie ? Où faudrait-il en arriver ? Trop loin, ce serait quoi ? Il faut que nous commencions à poser ces questions, et peu importe si les lignes jaunes des gens sont de nature égoïste. Les gens doivent être confrontés à cette idée. Même s’ils ne pensent à rien d’autre qu’à eux-mêmes ou à leurs amis les plus proches, au moins, ils réfléchissent à la question.
Pour un de mes amis proches, qui est encore assez woke mais pas du tout « à fond », nous avons dû aller assez loin pour trouver une ligne claire. Mais il en a bien une : si je devais, ou si d’autres de ses proches dont il sait qu’ils ne le mériteraient pas devaient voir leurs informations personnelles jetées en pâture sur internet ou recevoir des menaces de mort crédibles pour leur opposition au wokisme, alors il admettrait que les choses seraient allées trop loin (mais quelqu’un mérite-t-il pareil traitement, quel qu’il soit ?). Cela me semble un peu extrême qu’il faille que ma propre vie soit menacée pour cela, mais au moins, il a une ligne. Au moins, il y réfléchit.
Les gens à qui vous posez la question devraient être en mesure de se trouver une ligne jaune woke et de la nommer, et si ce n’est pas le cas, il faut les presser sur ce point. C’est très sérieux. Il faut leur demander : qu’est-ce que cela veut dire, que tu n’imagines pas que cela puisse aller trop loin ? Peut-être que cela ne leur évoque rien. Le « bon côté de l’histoire » est, après tout, un « bien supérieur » de taille, mais même cela, ils devraient l’affronter, si c’est leur position. Peut-être que cela, au moins, cela les ferait réfléchir.
Une fois de plus, le but de cette intervention n’est pas de faire changer d’avis qui que ce soit. Ce n’est même pas de faire croire quiconque à la possibilité que quelque chose d’horrible soit en train de se passer, ait des chances de se produire plus tard, ou soit même plausible dans la situation actuelle. Il s’agit seulement de faire s’engager les gens sur leurs principes maintenant avant que des ruses de raisonnements intéressés ne les entraînent, un jour, à excuser ce qu’aujourd’hui, ils considéreraient comme inexcusable – au moins d’ici à ce que la situation se produise.
—
Suivez l’auteur et la traductrice sur Twitter : James Lindsay @ConceptualJames / Philosophette @_Philosophette_
Votre commentaire