Par James Lindsay (article original (en anglais) publié sur New Discourses le 25 décembre 2020)
C’est un réel plaisir pour moi de vous présenter ce nouvel essai de James Lindsay, que je tiens pour absolument essentiel. C’est l’un des articles les plus longs (10 000 mots) et certainement l’un des plus exigeants de l’auteur. Mais c’est une description précise et implacable des mécanismes de destruction particuliers qui travaillent l’Occident ces temps-ci.
Lindsay y introduit trois concepts clés : la pseudoréalité, la paralogique et la paramorale, qu’il met en relation avec la psychopathie chez les individus et la survenance du totalitarisme dans les sociétés. Sa thèse est la suivante : selon une logique sectaire, des individus cyniques et psychologiquement mal en point proposent une lecture de rechange de la réalité, fautive mais plausible (la pseudoréalité), échafaudent une logique bancale pour faire tenir leur vision du monde (la paralogique), et convertissent à leur vision des adeptes également psychologiquement fragiles au moyen d’une fausse morale relevant de la maltraitance psychologique (la paramorale). Comme dans le cas de sectes « ordinaires », la construction de ces pseudoréalités vise l’élévation sociale de ceux qui y souscrivent, qu’ils soient cyniques ou naïfs (Lindsay les regroupe sous le terme de pseudoréalistes). À grande échelle, lorsque les pseudoréalités construites sont de nature idéologique et utopique, ces phénomènes conduisent à l’avènement de systèmes totalitaires. Lindsay décortique les mécanismes selon lesquels tout cela s’articule, soulignant la centralité de la manipulation du langage et le rôle de ceux qu’il nomme les idiots utiles de la pseudoréalité, des individus qui dénoncent la vision du monde pseudoréelle mais qui, dans les faits, blanchissent les idées frauduleuses des pseudoréalistes en minimisant la menace qu’elles représentent et en faisant passer ceux qui les dénoncent pour des fous malveillants. L’auteur donne ensuite quelques clés pour résister à la menace pseudoréaliste.
Pour ceux qui ne feraient qu’entamer leur travail de découverte de la vérité sur l’imposture diversitaire, néoféministe, décoloniale etc., tout cela peut sembler un peu abstrait. Je propose donc ici d’éclairer le texte à l’aide d’un exemple français dans l’actualité : l’ « écriture inclusive » (encore elle). Ceux qui se sentent équipés pour comprendre le texte sans cet exemple sont invités à passer directement à l’essai. (N.D.T)
Parmi les pires horreurs de l’histoire de l’humanité, beaucoup ne doivent leur survenance qu’à la création et à la mise en application sociale de fausses réalités. Grâce au philosophe catholique Josef Pieper et à son important essai de 1970 Abus de langage, abus de pouvoir dans lequel il introduit le terme et l’idée, nous pouvons parler pour ces réalités de rechange de pseudoréalités idéologiques.
Les pseudoréalités, en ce qu’elles sont fausses et irréelles, entraînent toujours des tragédies et des fléaux à une échelle au moins proportionnelle à l’étendue de leur emprise sur le pouvoir (ce qu’elles visent avant tout), qu’il s’agisse de fléaux sociaux, culturels, économiques, politiques ou bien (en particulier) d’une combinaison de tout ou plusieurs de ces fléaux. Ces pseudoréalités, lorsqu’elles adviennent puis s’installent, sont d’une telle importance dans le développement des sociétés et des tragédies qui les frappent qu’il mérite de présenter leurs caractéristiques et leurs structures de base de façon à pouvoir les déceler et y résister correctement avant qu’elles n’aboutissent à des calamités sociopolitiques — ces dernières pouvant aller jusqu’à la guerre, au génocide et même à l’effondrement civilisationnel, et dans chacun de ces cas coûter des millions de vies et en détruire autant d’autres dans la vaine poursuite d’une fiction dont les adeptes sont, ou ont été rendus, suffisamment intolérants.
La nature des pseudoréalités
Les pseudoréalités sont, pour le dire simplement, de fausses constructions de la réalité. Inutile de préciser que parmi les caractéristiques des pseudoréalités se trouve le fait qu’elles doivent présenter une interprétation plausible mais délibérément fausse de la réalité. Il s’agit de « réalités » sectaires dans le sens où elles correspondent à la manière dont les adeptes de sectes vivent et interprètent le monde (à la fois social et matériel) qui les entoure. Reconnaissons d’emblée que ces interprétations délibérément incorrectes de la réalité ont deux fonctions corrélées : d’une part, elles ont pour but de remodeler le monde de façon à satisfaire une faible proportion d’individus pathologiquement limités dans leurs capacités à s’accommoder de la réalité telle qu’elle est. D’autre part, elles sont conçues pour remplacer toutes les autres analyses et motivations par le pouvoir, que ces individus cliniquement ou fonctionnellement psychopathiques tordront et déformeront à leur avantage permanent tant que leur régime pseudoréel perdurera.
Les pseudoréalités sont toujours des fictions sociales, c’est-à-dire, à la lumière de ce qui vient d’être énoncé, des fictions politiques. Autrement dit, elles sont maintenues non pas parce qu’elles sont vraies, dans le sens où elles correspondent à la réalité, matérielle ou humaine, mais parce qu’une part suffisante de la population de la société qu’elles attaquent y croit ou refuse de les remettre en question. Ceci implique que les pseudoréalités sont avant tout des phénomènes linguistiques, et que là où l’on trouve des distorsions linguistiques susceptibles d’accorder du pouvoir, il y a fort à parier que leur présence vise la création puis l’installation d’une pseudoréalité. Cela signifie également que le pouvoir, la coercition, la manipulation et, tôt ou tard, la force sont nécessaires pour les maintenir en place. Elles constituent donc le terrain de jeu naturel des psychopathes et sont rendues possibles par les lâches et ceux qui pratiquent la rationalisation [1]. Mais surtout, les pseudoréalités ne cherchent pas à décrire la réalité telle qu’elle est mais plutôt telle qu’elle « devrait être », comme entendu par la relativement petite fraction de la population qui ne supporte pas de vivre dans la réalité à moins qu’elle soit pliée pour permettre à leurs propres psychopathologies de s’épanouir, lesquelles seront projetées sur leurs ennemis, c’est-à-dire tous les gens normaux.
Les gens normaux n’acceptent pas la pseudoréalité et interprètent la réalité de manière plus ou moins exacte, étant donnés les limites et les biais habituels de la perspective humaine. Leur heuristique commune se nomme le bon sens, bien que des formes beaucoup plus fines existent dans les sciences intègres. Dans la réalité, le bon sens et la science sont au service du pouvoir, mais dans les pseudoréalités, c’est l’inverse. Dans les pseudoréalités, on discrédite le bon sens en le présentant comme un biais ou une espèce de fausse conscience, et la science est remplacée par un scientisme qui est un outil du pouvoir lui-même. Michel Foucault et sa philosophie avaient certes de nombreux défauts (lesquels rendent possible beaucoup de pseudoréalité idéologique), mais le philosophe nous avait mis en garde contre cet abus de façon convaincante, en particulier grâce aux termes « biopouvoir » et « biopolitique ». Ces accusations de biais et de fausse conscience sont, évidemment, des projections de la part du pseudoréaliste idéologique qui, par la seule force de la rhétorique, transforme des limites posées au pouvoir en applications de pouvoir et ainsi ses propres applications de pouvoir en une libération du pouvoir. Et Foucault, s’il nous a permis de comprendre ces mécanismes, est aussi coupable de ce travers.
Il faut observer ici que ceux qui acceptent les pseudoréalités comme étant « réelles » ne peuvent plus être considérés comme des gens normaux. Ils perçoivent la pseudoréalité à la place de la réalité, et à mesure qu’ils s’enferrent dans cette position délirante, agissent nécessairement de façon de plus en plus psychopathique, s’éloignant ainsi davantage de la normalité. Il est important de noter que les gens normaux, en conséquence, ne parviennent jamais à détecter ce phénomène chez leurs voisins conditionnés. En les percevant comme des gens normaux alors qu’ils ne le sont plus, les gens normaux se méprennent invariablement sur les motivations des pseudoréalistes idéologiques (le pouvoir et la mise en place universelle de leur propre idéologie de façon à ce que tout le monde vive dans une pseudoréalité qui rend possible leurs pathologies), généralement jusqu’à ce qu’il soit bien trop tard.
Ce manque de mise en perspective conduit de nombreuses personnes normales particulièrement ouvertes sur les plans épistémique et moral à réinterpréter les assertions de la pseudoréalité pour en faire des propositions plausibles dans la réalité selon la logique et la morale usuelles, cette réinterprétation fonctionnant à l’avantage des pseudoréalistes qui les ont pris au piège. Ces types de personnes, qui se trouvent entre le monde réel et le monde pseudoréel, sont les idiots utiles de l’idéologie, et leur rôle est de produire un abondant camouflage épistémique et éthique pour les pseudoréalistes. Ce phénomène joue un rôle clé dans le succès, la diffusion et l’acceptation par la population des pseudoréalités car sans cela, très peu de personnes en dehors d’un petit nombre d’individus mal en point au niveau psychologique, émotionnel ou spirituel prendraient une pseudoréalité pour une représentation supérieure de l’original. Clairement, plus le modèle de pseudoréalité proposé est plausible, plus cet effet sera puissant, et plus les idéologues qui y croient pourront s’octroyer de pouvoir.
Les pseudoréalités peuvent posséder divers degrés de plausibilité dans leurs descriptions déformées de la réalité, et ainsi enrôler un nombre variable d’adhérents. On présente souvent les pseudoréalités comme n’étant accessibles qu’en appliquant un « prisme théorétique », en éveillant une « conscience » particulière, ou au moyen d’une forme pathologique de foi. Qu’il s’agisse d’un « prisme », d’une « conscience » ou d’une « foi », ces construits intellectuels existent dans le but de rendre la pseudoréalité plus plausible, d’y attirer les gens contre leur volonté afin de les y faire participer, et de distinguer ceux qui « voient », sont « éveillés » ou « croient » de ceux qui ne le peuvent pas ou, comment cela finit toujours par être le cas, de ceux qui ne le veulent pas. C’est-à-dire qu’ils servent de prétexte pour dire à ceux qui habitent la réalité au lieu de la pseudoréalité qu’ils ne voient pas la « réalité » correctement, c’est-à-dire comme étant la pseudoréalité. Cela est généralement dépeint comme une sorte d’ignorance délibérée de la pseudoréalité, dont on dit ensuite, paradoxalement, qu’elle est maintenue de façon inconsciente. Vous remarquerez comme cela place la charge de la responsabilité épistémique et morale sur la personne qui habite la réalité, et non pas sur celle qui propose son remplacement par une pseudoréalité absurde. Il s’agit d’une technique de manipulation cruciale des pseudoréalistes, qu’il faut comprendre. La capacité à reconnaître ce phénomène lorsqu’il se produit et à y résister met en jeu, à grande échelle, la vie et la mort des civilisations.
L’adoption d’une pseudoréalité tend à reposer sur un manque de capacité ou de volonté de remettre en question, de contester et de rejeter les pseudoréalistes ainsi que leurs présupposés et les prémisses de la pseudoréalité. Par conséquent, les systèmes « logique » et « moral » qui opèrent à l’intérieur de la pseudoréalité cherchent toujours à fabriquer cette insuffisance partout où c’est possible, et les attaques pseudoréalistes réussies font évoluer ces défauts à la manière d’un virus social jusqu’à ce qu’ils deviennent très efficaces. Cette déficience résulte souvent directement d’un trouble mental — généralement la paranoïa, la schizoïdie, l’anxiété ou la psychopathie, c’est pourquoi le maintien et la création de ces états, chez les pseudoréalistes eux-mêmes et chez les gens normaux, est fortement encouragé par la fausse « logique » et la fausse « morale » de la pseudoréalité idéologique. C’est-à-dire que les méthodes et moyens mis au service d’une pseudoréalité provoquent et manipulent des faiblesses psychologiques chez les individus afin d’en faire les porteurs d’eau d’un mensonge destructeur. Plus un groupe est aimable, tolérant et charitable, en supposant qu’il lui manque la capacité de détecter ces contrefaçons suffisamment tôt, plus ses membres seront sensibles à ces manipulations.
Pseudoréalités et pouvoir
La finalité ultime de la création d’une pseudoréalité est le pouvoir, ce que la pseudoréalité construite confère de nombreuses manières. À défaut de les lister toutes, nommons-en quelques-unes ici. Tout d’abord, la pseudoréalité est toujours construite de façon à fournir un avantage structurel à ceux qui l’acceptent par rapport à ceux qui ne l’acceptent pas, fréquemment au moyen de deux poids, deux mesures avoués et de pièges moralo-linguistiques. Dans ce contexte, les deux poids, deux mesures favoriseront toujours ceux qui acceptent la pseudoréalité comme étant la réalité et défavoriseront toujours ceux qui recherchent la vérité. Une pseudoréalité idéologique doit remplacer la réalité chez une population suffisamment grande pour se donner le pouvoir de parvenir à ses fins. Les pièges linguistiques emploient souvent des doubles sens stratégiques de mots particuliers, souvent grâce à des redéfinitions stratégiques (en créant des motte and bailey [2]), formulent les questions de façon à ce que les gens soient obligés de participer à la pseudoréalité pour y répondre (souvent au moyen de pièges dialectiques de style Aufhebung, c’est-à-dire hégéliens), ou bien commencent avec une présomption de culpabilité et exigent une preuve d’innocence telle que le déni ou la résistance sont pris pour des preuves de culpabilité d’un crime moral contre la morale qui sert la pseudoréalité (provoquant une situation kafkaïenne). Les exigences sont formulées de façon suffisamment vague qu’on ne puisse jamais dire qu’elles auront été satisfaites et de telle manière que la responsabilité de l’échec soit toujours la faute des ennemis de l’idéologie qui les auront « mal comprises » et donc mal mises en pratique.
Ensuite, l’affirmation de la pseudoréalité démoralise en elle-même tous ceux qui sont forcés d’y participer du simple fait qu’il s’agit de quelque chose de faux qui doit être traité comme vrai. Nous ne devrions jamais sous-estimer à quel point le fait d’être forcé de traiter comme vrai quelque chose qui ne l’est pas est affaiblissant et dommageable psychologiquement, ces effets se renforçant plus la fausseté de la chose est évidente. En dépit du fait que le caractère évident de la distorsion pseudoréelle concentre son pouvoir démoralisant, la pseudoréalité ne devient pseudoréelle que lorsque la distorsion n’est pas immédiatement ni complètement transparente et également lorsqu’elle est assez largement acceptée socialement pour devenir une pseudoréalité construite socialement. Que la distorsion soit apparente ou non, la situation qu’elle crée n’en est pas moins particulièrement démoralisante pour ceux qui ne se laissent pas abuser, car rendre les distorsions d’une pseudoréalité apparentes à ceux qui ne les voient pas déjà est toujours exceptionnellement pénible et se heurte à la résistance vigoureuse non seulement des adeptes mais également des idiots utiles.
Ainsi, troisième point, en profitant du fait que les gens normaux s’imaginent que les personnes apparemment sérieuses ont le souci de la vérité, les pseudoréalistes parviennent à forcer les gens à légitimer des aspects de la pseudoréalité même lorsque ces derniers la nient, en obtenant d’eux qu’ils retrouvent l’idéologue à mi-chemin. C’est tout l’intérêt du caractère pseudoréel d’une pseudoréalité, cet effet grandissant avec la plausibilité de la pseudoréalité. En clair, beaucoup de gens normaux ne se rendent pas compte que la pseudoréalité est fausse en raison de leur incapacité à voir en dehors du cadre de la normalité dont ils gratifient charitablement tous les gens, qu’ils soient normaux ou non.
Cette dynamique mérite d’être explicitée. Les gens normaux ne reconnaissent généralement pas lorsqu’une logique bancale et une morale tordue sont utilisées pour faire tenir debout une vision idéologique — une pseudoréalité — et que les états psychologiques des personnes qui y vivent (ou y sont tenues en otages) ne sont pas normaux. Certains parmi ces gens, en particulier les personnes très intelligentes mais pas exceptionnellement intelligentes, réinterprètent donc avec talent les assertions absurdes et dangereuses des idéologues pseudoréalistes pour en faire quelque chose de raisonnable et de sensé alors qu’elles ne sont, en fait, ni l’un ni l’autre. Cela a pour effet de rendre la pseudoréalité plus acceptable qu’elle ne l’est et déguise encore davantage les distorsions et la volonté de puissance sous-jacente exhibées par les pseudoréalistes. Ces différents mécanismes, mais ce ne sont pas les seuls, avantagent l’idéologue qui, tel une sorte de Zarathoustra contemporain, fait advenir une pseudoréalité par la seule force de sa parole, et confèrent du pouvoir à cet idéologue en même temps qu’ils le dérobent à chacun des participants, volontaire ou non, à leur fiction sociale.
Note sur l’idéologie
Puisque nous parlons désormais en termes d’idéologues, précisons avant de poursuivre que nous entendons par « idéologie » quelque chose de plus proche d’« idéologie sectaire » que du sens général du terme. Il est crucial de distinguer entre les deux afin de ne pas confondre, parmi ces approches globalisantes qui visent la contextualisation et la compréhension de la réalité, celles qui permettent effectivement de comprendre le réel avec celles qui se rapportent au pseudoréel.
On peut, par exemple, concevoir le libéralisme [3] comme une idéologie, mais ce dernier n’entre pas dans la définition d’une idéologie sectaire puisque, quels que soient ses défauts, il se subordonne à la vérité. (Et c’est en raison de cela et de la présomption erronée de la normalité de tous les individus que les systèmes libéraux sont si vulnérables aux pseudoréalités idéologiques et ont tant besoin d’un vaccin contre elles). Le fait que le libéralisme se soumette à une vérité externe et objective apparaît clairement dans les principes premiers du libéralisme, lequel émerge dans un contexte où l’on favorise le rationalisme et le renvoi au plus grand degré d’objectivité, quelles que soient les circonstances à comprendre ou la dispute à résoudre. Il se place également explicitement du côté de l’emploi de méthodes scrupuleuses au service de ces objectifs et refuse tout aussi explicitement tout raisonnement de type « la fin justifie les moyens ». Ainsi, il ne démontre aucune des tendances psychopathiques qui apparaissent régulièrement dans le contexte d’idéologies dépendant de la production et du maintien d’une pseudoréalité utile mais bidon.
Pseudoréalisme sectaire et utopisme
Bien que nous nous intéressions principalement ici aux pseudoréalités idéologiques, le plus petit exemple de pseudoréalité (le plus « atomique ») n’est pas de nature idéologique. C’est le monde tragique de l’individu en proie à un trouble délirant, que lui seul accepte comme étant le « véritable » état des choses. « Sa réalité », « sa vérité », n’est celle de personne d’autre car ce n’est pas un individu normal, et personne ne s’y trompe. La psychopathologie en jeu est apparente pour tous les gens normaux et, si tout se passe bien, l’individu en question est traité, et non pas encouragé dans son délire. Si l’on étend cet exemple à l’échelon supérieur de l’échelle sociale, nous pouvons imaginer que notre individu délirant est suffisamment charismatique et manie suffisamment bien le verbe pour susciter un culte et créer un mouvement sectaire constitué d’autres croyants en sa pseudoréalité. Si une secte n’est pas nécessairement idéologique en soi, le passage de l’échelon de la secte (même un culte de la personnalité, mettons) à celui de mouvements sociopolitiques pseudoréels mondiaux capables de durer des décennies, voire des siècles (Hegel, par exemple, a écrit La phénoménologie de l’esprit en 1807), ne nécessite aucun effort.
Seules deux propositions sont nécessaires pour comprendre qu’une telle échelle existe, avec en bas l’individu délirant suscitant un petit culte et en haut le mouvement politique massif et dévastateur. La première est la plus simple — c’est la suivante : il est possible de manipuler des individus autrement sains aux niveaux psychique, émotionnel et intellectuel au point de leur faire développer des pathologies dans ces domaines. Autrement dit, une telle échelle existe car les pseudoréalistes parviennent parfois à persuader autrui du fait que les présuppositions qui sous-tendent leur construction pseudoréelle fournissent une meilleure lecture de la réalité que les autres, ce qui se produit évidemment tout le temps. Cultes et sectes apparaissent, et ils peuvent atteindre des tailles très importantes.
La deuxième veut que les sectes peuvent devenir idéologiques et, plus spécifiquement, utopiques. Il existe là aussi des exemples relativement fréquents de ce cas de figure, qui survient en particulier dans les situations où quelque proposition simpliste sur la manière de réarranger l’ordre social dans lequel nous vivons adopte une vision glorieuse aboutissant à une utopie — c’est-à-dire nulle part, en grec (il n’y a pas d’utopies, seulement des dystopies). Un symptôme de ce phénomène qui ne trompe pas, c’est une vision portant sur une très longue période (souvent un millénaire) au terme de laquelle tous les maux sociaux seront guéris, mais qui nécessite néanmoins une révolution ici et maintenant pour advenir. Ces cultes de la pseudoréalité sont très dangereux et sont une menace pour nous et nos civilisations, même aujourd’hui.
La vision utopique qui se dissimule au cœur de toutes les idéologies (sectaires) fournit les raisons et les moyens permettant la création d’une pseudoréalité idéologique. La pseudoréalité est une construction qui mécomprend la réalité véritable telle que comparée à l’utopie imaginée au bout de l’arc-en-ciel idéologique. Elle est construite de façon à forcer le plus de gens possible à vivre dans le rêve éveillé utopiste de ceux qui trouvent la réalité moins tolérable qu’une option fictive à laquelle on ne peut croire qu’en s’y conformant de façon quasi absolue. C’est-à-dire que la pseudoréalité qui est construite au service d’une idéologie est une vision fantastique de la société rendue parfaite pour certains inadaptés intolérants, qui est ensuite retournée comme un gant. En d’autres termes, comme nous le verrons, les idéologies utopistes sont psychopathiques et procèdent d’une incapacité à habiter la réalité (en tout cas sans traitement).
La construction d’une pseudoréalité idéologique tend donc à s’effectuer à l’envers, en prenant pour point de départ une société aussi parfaite — selon certains individus affligés de troubles psychopathologiques — qu’impossible, puis en inventant une vision de substitution du monde que nous habitons véritablement, laquelle agit comme une sorte de mythologie contenant une explication pseudoréelle du fait que nous n’ayons pas encore atteint l’utopie et une proposition sur la manière dont nous pouvons encore y parvenir. On reste très léger sur les détails — en particulier en raison du fait qu’aucun plan ne peut remplacer la réalité par la pseudoréalité — les idéologues nous laissant entendre qu’ils seront fournis au fur et à mesure. L’utopie pseudoréelle est ainsi produite à partir de la réalité par un procédé décrit à raison comme étant de nature alchimique — c’est-à-dire cherchant à fabriquer quelque chose à partir d’une autre qui ne peut l’engendrer — ce qui signifie presque toujours l’instauration de changements fondamentaux dans la société et les gens qui l’habitent. Précisons ici que toute injustice dans le présent et le futur proche peut être justifiée en vertu d’une vision de perfection pour des individus fictifs à mille ans d’ici.
Les pseudoréalités en tant que jeux de langage
Comme le sous-entend Pieper, et comme nous le voyons jusque dans le titre de son essai duquel nous tirons le terme de « pseudoréalité » (Abus de langage, abus de pouvoir), ces constructions proviennent le plus souvent d’abus de langage qui permettent des abus de pouvoir. Ces manipulations sont donc attrayantes pour les individus très enclins à contrôler les autres ou à prendre le pouvoir, en particulier lorsqu’ils sont dotés d’une intelligence moyennement supérieure, relativement aisés, et doués sur le plan linguistique (tout en manquant, peut-être, de talents à plus grande valeur concrète). C’est-à-dire que les pseudoréalités sont construites par des manipulateurs éloquents qui désirent contrôler les autres, et il est raisonnable de penser qu’une pseudoréalité suffisamment convaincante (et incriminante) [4] attirera ensuite davantage de ce type de personne capable de développer le pseudomonde et ses fictions puis de convaincre autrui, à tort, qu’elle offre une cartographie pertinente de la réalité. L’ingénierie du discours est certainement la désignation la plus exacte pour ce genre de procédé, en ce qu’elle comporte précisément la même connotation que celle que l’on associe généralement au plus vaste projet qu’elle facilite, l’ingénierie sociale. Nous avons brièvement décrit ci-dessus certains types précis de ces jeux de langage, pour emprunter une expression de Wittgenstein.
Ces comportements, même s’ils sont le fait d’un individu sincère qui a confondu la réalité et la pseudoréalité, doivent tous être vus comme des manipulations et des violences psychologiques, bien qu’il soit toujours important de reconnaître que l’intention de chaque participant importe dans les ramifications morales qui en découlent. Les bâtisseurs de mondes pseudoréels ont tendance à cibler les fragilités des gens pour les manipuler, ce qui est caractéristique du mode de recrutement des sectes. Ainsi, ils sont les plus efficaces sur les individus affectés de troubles psychologiques, émotionnels ou spirituels sous-jacents, en particulier ceux qui ont du mal à trouver leur place dans le monde réel et à gérer les réalités sociales tumultueuses qui le constituent. Comme noté précédemment, ces troubles sont aussi fabriqués à dessein et visent ceux qui présentent des vulnérabilités psychologiques, émotionnelles et spirituelles ainsi que les naïfs, les révoltés et les mécontents. C’est dans de tels esprits que les manipulations pseudoréalistes sont les plus efficaces et peuvent générer une large base de sympathisants parmi des individus par ailleurs normaux, certains d’entre eux finissant par développer les psychopathologies qui sous-tendent tout le projet. Là se trouve la véritable alchimie du projet idéologique pseudoréaliste : transformer des individus normaux et essentiellement sains d’esprit en porteurs d’eau psychologiquement, émotionnellement et spirituellement brisés, désormais incapables de gérer adéquatement la réalité et préférant donc la pseudoréalité qui a été conçue pour les accueillir — mais, surtout, pour faire un usage stratégique de leur personne.
Les pseudoréalités académiques
Puisqu’ils sont l’instrument de manipulateurs avides de pouvoir et maniant très bien le verbe, les pseudoréalistes ont tendance à cibler les membres de la classe moyenne supérieure (bourgeoise) dont la source de revenus dépend le plus de leurs références et de leur acceptation par leurs pairs, en particulier les plus éduqués, à défaut des plus brillants, parmi eux. Une proportion anormalement grande de ces individus sont employés dans les domaines de l’éducation, des médias ou de la politique, et particulièrement dans les universités. (Les pseudoréalités les plus puissantes et les plus dangereuses sont le genre d’absurdités auxquelles seuls des universitaires sont capables de croire véritablement). Parmi ses caractéristiques, la pseudoréalité, du fait qu’elle est une construction linguistique et sociale, ouvre une voie vers le carriérisme et l’obtention de références dans ce type de professions bien plus que dans d’autres, ce qui produit une structure qui favorise les ambitions des pseudoréalistes.
Hormis un carriérisme vulgaire chez des individus qui, par ailleurs, n’accomplissent pas grand-chose, ces gens sont aussi particulièrement vulnérables aux dispositifs rhétoriques suggérant la possibilité qu’ils ne soient pas assez intelligents, sensibles ou spirituellement raffinés. La pseudoréalité est alors présentée comme le bon « cadre interprétatif » qui comble ces défauts. On suggérera peut-être, par exemple, que le pseudoréaliste a une compréhension de la réalité plus complète ou plus sophistiquée, que sa cible ne comprend pas ou ne peut pas comprendre (souvent en en appelant à la « nature systémique » infiniment compliquée de problèmes en fait assez simples). On procédera peut-être à une attaque morale ou spirituelle qui la fera se sentir indigne de l’estime d’autrui ou d’elle-même (souvent au moyen d’accusations de complicité morale et de crime de la pensée). Le fait que la pseudoréalité ne se conforme pas à la véritable réalité générera une dissonance cognitive qui, dans les circonstances, produira opportunément davantage d’endoctrinement initiatique aux prémisses de la pseudoréalité. Il s’agit, bien sûr, d’une manifestation spécifique du processus d’endoctrinement et de conditionnement sectaire.
Plus la cible accepte de prémisses de la pseudoréalité, plus cet aspect du sectarisme pseudoréaliste se renforce, et ainsi plus elle divorce d’avec la réalité et les gens normaux qui y vivent. Ceci enferme progressivement les adhérents, qui ne disposent plus d’aucun mécanisme de sauvegarde, même lorsque des échappatoires idéologiques sont mises à leur disposition de façon évidente. Sans même parler du fait qu’ils savent à quoi, à qui, et par rapport à qui ils doivent leur gagne-pain ; puisque ceux qui ont accepté la pseudoréalité ont distordu leur compréhension du monde (leur épistémologie) pour adopter la « logique » interne (et bidon) de la pseudoréalité et ont subverti leur éthique (leur morale) pour endosser le (mauvais) système « moral » qu’elle emploie, ils sont bel et bien piégés par l’idéologie que sert la pseudoréalité. Avec une logique qui ne perçoit plus la réalité que comme une contrefaçon, ils ne disposent plus des ressources épistémiques nécessaires pour contester l’idéologie, même en eux-mêmes. Avec une morale subvertie qui prend le mal pour le bien et le bien pour le mal selon la morale des esclaves de la pseudoréalité, leur environnement social tout entier est conditionné pour les maintenir dans un enfer dont les portes sont fermées de l’intérieur. Ainsi, pour comprendre les pseudoréalités idéologiques et tenter de découvrir un moyen de les contrer, il est nécessaire d’examiner leurs systèmes logiques et moraux internes en plus grand détail.
La paralogique idéologique
Étant donné que la pseudoréalité n’est pas réelle et n’est fidèle en aucune manière à la réalité objective, elle ne peut pas être décrite en termes logiques. En ce qui concerne la manière dont elle pense le monde, la pseudoréalité emploie une logique alternative — une paralogique, une logique fausse et illogique qui opère à côté de la logique — qui dispose de règles et d’une structure compréhensibles en elles-mêmes mais qui ne produit pas de résultats logiques. En effet, elle doit nécessairement correspondre non pas à la réalité mais à la pseudoréalité, et par-là même également enfreindre le principe de non-contradiction. C’est-à-dire qu’une paralogique pseudoréelle est toujours intrinsèquement (et souvent éhontément) incohérente et contradictoire. On peut considérer cela comme un indicateur du fait qu’une paralogique est présentée pour soutenir une pseudoréalité, comme l’est toute attaque répétée envers les principes de l’objectivité et de la raison.
Dans les pseudoréalités idéologiques qui réussissent, la paralogique en jeu manipule nécessairement des gens normaux hors de sa portée afin qu’ils fassent confiance à leur propre présupposition (incorrecte) que la paralogique doit bien être logique (pourquoi ne le serait-elle pas ?). Ainsi, les personnes normales penseront (à tort) qu’il doit bien exister une interprétation raisonnable (réelle) de la pseudoréalité qui est intelligible si l’on applique (mal) la logique réelle aux affirmations du pseudoréaliste. Les gens (très) intelligents chercheront par réflexe cette réinterprétation « logique » des absurdités et feront ainsi d’eux-mêmes des idiots utiles (mais très intelligents).
Il est crucial de comprendre le rôle que la paralogique joue en tant qu’elle est parallèle à la logique mais au service d’une fausse réalité. Elle conduit systématiquement des gens (très) intelligents et réfléchis qui rejettent en bloc la pseudoréalité (tout en restant largement ignorants de sa structure paralogique) à se faire les porteurs d’eau des idéologues qui l’habitent en la normalisant tout en dépeignant ceux qui la critiquent avec justesse comme des fous et des individus malveillants. En fait, ces gens (très intelligents) fabriquent l’écran de fumée à l’intention du grand public qui fait apparaître la pseudoréalité comme beaucoup plus raisonnable et ancrée dans la réalité qu’elle ne l’est. Cette manipulation intellectuelle des gens (très intelligents) est un facteur crucial dans l’établissement de toute pseudoréalité de grande échelle susceptible de réussir, laquelle ne parviendra à maintenir qu’une proportion relativement restreinte de vrais croyants. Notons ici que personne n’est plus doué pour cela qu’un progressiste ayant fait des études supérieures ou possédant un joli CV et qui aurait beaucoup à perdre s’il passait pour un fou ou quelqu’un de malveillant auprès des autres idiots utiles.
Il faut bien voir que la structure paralogique qui sert la pseudoréalité idéologique est, en dernière instance, de nature alchimique : pas chimique, pas scientifique, et donc pas logique. C’est-à-dire qu’elle cherche à produire quelque chose à partir de rien (et ainsi ne produit rien du tout à partir de quelque chose). Plus particulièrement, elle cherche à changer la substance d’une « réalité » en une autre au moyen d’une magie qui n’existe pas. En effet, elle a pour objectif de transmuer la réalité telle qu’elle est en ce qui est imaginé dans la pseudoréalité et en l’utopie sur laquelle cette dernière est fondée. Cela signifie qu’il ne peut exister aucune forme légitime de désaccord avec une paralogique pseudoréelle, et qu’il ne peut pas non plus y avoir de réfutation de la pseudoréalité qu’elle cherche à légitimer. La paralogique, avec sa fausse apparence de logique, balaie de telles contradictions. Par exemple, le vrai communisme, nous dit-on, n’a apparemment jamais été essayé, le problème étant que ceux qui l’avaient instauré, mettons selon une version ou une autre du modèle léniniste des soviets, ne l’avaient pas compris correctement ou n’avaient pas compris correctement ses éléments cruciaux. Ainsi, la paralogique de l’idéologie est incapable de produire de la philosophie, seulement des sophisteries. Elle ne peut produire de l’or à partir du plomb, mais elle peut pousser ses sorciers à boire du mercure à se rendre fous.
La paramorale idéologique
À côté de la structure paralogique employée pour piéger les idiots utiles et obtenir d’eux qu’ils défendent le projet de la pseudoréalité idéologique se trouve un outil social puissant reposant sur une dimension ostensiblement morale. Le relativiste appellera peut-être cela un « cadre moral » éthique « à l’intérieur de l’idéologie », mais puisqu’il s’agit d’une morale dépendante non pas des faits relatifs à l’existence humaine tels qu’ils existent dans la réalité mais au contraire tels qu’ils apparaissent déformés dans la pseudoréalité construite, il conviendrait plutôt de parler de paramorale, une fausse morale immorale qui réside à côté (et bien distincte) de tout ce qui mérite d’être qualifié de « moral ». Le but de la paramorale est de convertir la société à la croyance selon laquelle les gens bien acceptent la paramorale et la pseudoréalité qui va avec tandis que le reste des gens manquent de morale et sont mauvais. C’est-à-dire que c’est une inversion de la morale, la morale des esclaves telle que décrite par Nietzsche dans sa Généalogie de la morale.
Puisque la paramorale est, en fait, immorale, les participants à la pseudoréalité subiront une application vigoureuse et généralement totalitaire de la paramorale idéologique. C’est ainsi qu’est créée la pression sociale requise pour maintenir le mensonge et son système immoral. En conséquence, continuant le cycle de la maltraitance, ils emploieront la même doctrine et la même tactique pour faire la (para)morale aux gens normaux qui vivent en dehors du mensonge, bientôt de façon beaucoup plus musclée. La tendance vers une sorte de piétisme puritain, l’autoritarisme et enfin le totalitarisme dans l’application de cette paramorale sont une conséquence quasi certaine de l’acceptation par suffisamment de gens d’une pseudoréalité idéologique, ces violences psychologiques étant infligées non seulement à tous ceux qui participent à la réalité fictive construite mais aussi à tous ceux qui se trouveront ou seront placés dans son ombre (ce qui peut finir par comprendre des nations ou des peuples entiers ou bien, en fait, tout le monde, même ceux qui rejettent la pseudoréalité). Une fois de plus, c’est là la véritable alchimie du programme pseudoréaliste : il transforme des individus normaux et moraux en des agents immoraux qui doivent perpétrer le mal pour se sentir bien et perçoivent tous ceux qui font le bien comme étant mauvais.
La paramorale idéologique est encore moins accessible au désaccord que la paralogique d’une pseudoréalité idéologique car elle parie tout (y compris la réalité elle-même et le bien-être de chaque individu qui l’habite) contre l’utopie, un rêve éveillé d’une perfection absolue. Ainsi, la paramorale ne voit que deux types de personnes : celles qui acceptent la pseudoréalité et remplacent la véritable morale par sa paramorale, érigées en championnes contre celles qui, forcément, ne veulent pas de l’utopie (et qui doivent donc forcément vouloir un monde de souffrances du type que les concepteurs de l’utopie sont le moins capables d’endurer). À cet égard, il n’y a pas de neutralité possible dans les systèmes paramoraux, où toutes les nuances de gris sont transformées alchimiquement en vrai noir et en blanc pseudoréel. Ainsi, dans la paramorale d’un pseudoréaliste, soit l’on soutient l’utopie pseudoréaliste sans réserve, soit l’on fait preuve d’un désir incompréhensible (dans le système paralogique) et dépravé (dans la paramorale) de voir perdurer pour l’éternité les maux qui n’existeront plus une fois l’utopie réalisée (techniquement, jamais). Une moralisation féroce qui finit par justifier la violence, y compris à grande échelle, constitue la conséquence inévitable de telles exigences si elles sont satisfaites au point d’octroyer un tel pouvoir aux idéologues.
Ceci garantit que la paramorale d’une pseudoréalité idéologique soit toujours répressive et totalitaire. La dissidence et le doute ne sauraient être tolérés, et le désaccord doit être cantonné à une fosse morale que les adhérents n’oseraient approcher. De plus, la paramorale exige des versions sémantiquement détournées et trompeuses de concepts tels que la tolérance (qui doit être répressive), l’acceptation, la compassion, l’empathie, la justice (qui doivent toutes être conditionnelles et sélectives), le mérite (dans la régurgitation des doctrines de la pseudoréalité) et le compromis (consistant à toujours favoriser les affirmations pseudoréelles), ces versions soutenant de manière grotesque la pseudoréalité et étant toutes rendues possibles par les jeux linguistiques au cœur du projet idéologique pseudoréel. C’est-à-dire, en particulier, que ce détournement sémantique rend ces concepts complètement pertinents pour tout ce qui est acquis à ses idées, mais strictement interdits pour le reste. Ces constructions bidon ont pour but de transférer unilatéralement le pouvoir aux idéologues de façon à faire perdurer leur pseudoréalité.
On ne saurait trop insister sur le fait que la paramorale en jeu est toujours une inversion de la morale dominante dont elle est aussi un parasite — à savoir, la morale des esclaves de Nietzsche. En d’autres termes, c’est un type particulier de perversion de la morale qui peut donner le sentiment d’être plus morale que la morale mais qui est, en fait, néfaste. Cela s’explique par le fait que la paramorale agit au service d’une pseudoréalité, et non de la réalité, et qu’elle relève ainsi du domaine de la psychopathie, laquelle est, lorsqu’on l’inflige aux masses normales, néfaste. La paramorale est toujours fondée et trouve toujours les raisons de son existence dans l’intention de favoriser des gens affligés de psychopathologies particulières qui sont autrement incapables de s’accommoder des inconforts du réel. Cela implique que la façon la plus efficace de gagner en puissance pour une pseudoréalité idéologique est de faire appel au sentiment de victime de ces gens, et de monter en épingle les doléances de ceux qui ont souffert d’injustices similaires avec plus de dignité. Lorsque ce phénomène est encouragé à grande échelle, il doit être traité comme un symptôme supplémentaire de calamité civilisationnelle imminente et signaler la nécessité d’identifier et de rejeter la pseudoréalité manipulant ces sentiments.
Les fils qui font tenir les pseudoréalités
On ne dira jamais assez à quel point le maintien de la pseudoréalité tient à la mise en application vigoureuse des paralogique et paramorale associées que nous venons de décrire. Pour le formuler dans les termes de la philosophie classique, la paralogique c’est le pathos subvertissant le logos, et la paramorale, le pathos dominant l’ethos. Aucune société ne peut rester en bonne santé — ni survivre très longtemps — dans un état pareil. Si l’on veut échapper aux calamités que promettent les pseudoréalités idéologiques, il faut identifier et couper les fils de la paralogique et de la paramorale. Le principe de non-contradiction et la véritable autorité morale sont donc fatals aux pseudoréalités idéologiques.
Ces deux éléments (une fausse paralogique et une paramorale néfaste) jouent un rôle crucial dans la création, le maintien et la propagation de toutes les pseudoréalités dépassant le simple fait d’un malheureux individu délirant. Ce sont les fils qui tiennent tout l’édifice tordu ainsi que son entreprise de plus en plus criminelle. Si on les coupe efficacement, alors la pseudoréalité tombe, puisqu’elle est incapable de tenir debout par elle-même (puisqu’elle est irréelle) et vouée à s’effondrer sous son propre poids. Cette opération n’est pas sans conséquence, évidemment. Elle emportera avec elle une bonne partie de la société infectée par la pseudoréalité, mais elle libérera également les personnes qui auront été piégées par elle ou qui en sont les otages, à la fois paralogiquement et paramoralement. Apprendre à reconnaître ces deux fils, la paralogique et la paramorale qui font tenir la pseudoréalité (et ainsi à les voir comme étant fondamentalement illogique et immorale), et apprendre à autrui à le faire est la clé, et constitue la seule manière possible de résister et, tôt ou tard, de détruire un mouvement basé sur la construction et la mise en application sociales d’une pseudoréalité.
Le caprice du parti
Puisque la pseudoréalité n’est pas réelle, il n’est pas possible, pour ceux qu’elle a piégés, de vérifier pour eux-mêmes ce qu’elle avance, même s’ils avaient le courage d’en avoir l’envie (puisque cela déclenchera une correction paramoralisante proportionnelle à la quantité de pouvoir que les pseudoréalistes auront réussi à obtenir). Ceci nécessite l’élévation et la nomination de spécialistes en paralogique et en paramorale de la pseudoréalité idéologique, dont le rôle sera de déterminer ces choses-là pour tout le monde (de la manière détournée mentionnée plus haut). Le nom moderne traditionnel que l’on donne à cette cabale d’ « experts » corrompus est « le Parti » (quoique « pharisiens » soit probablement un terme plus historique). La pseudoréalité est conçue pour servir ces gens-là, qui en tirent profit au moyen d’escroqueries et d’extorsions. Ainsi, la paralogique se contorsionne pour soutenir leurs points de vue, même lorsque ces derniers changent, et la paramorale plie pour leur assurer d’être toujours du côté du bien. Professer son acceptation de la pseudoréalité, savoir manier sa paralogique et appliquer sa paramorale, à soi-même et à autrui, deviennent le test de dévouement au Parti et la clé d’accès à ses avantages ; et à tous les échelons de l’activité du Parti, hormis les plus hauts, on testera ces aptitudes de façon routinière et brutale.
Une fois de plus, il ne faut pas perdre de vue dans cette analyse combien est crucial le simple fait que les pseudoréalités ne décrivent pas la réalité. Cela comporte un certain nombre de conséquences. D’une part, cela pousse le Parti à être illogique et immoral, puisqu’il s’engage à se reposer sur la paralogique et la paramorale au lieu de la logique et de la morale. Soyons clairs sur le fait que c’est au plus grand avantage des pseudoréalistes (le Parti) que leur paralogique soit la plus illogique possible tout en pouvant passer pour « logique » auprès du sympathisant de base, et il est pareillement tout à leur avantage que leur paramorale soit, de la même manière, la plus immorale possible.
Cet état de choses constitue une puissante arme de démoralisation en soi, et se prête aux caprices particuliers tout à fait naturellement, et même nécessairement. L’utopie ne se produira pas (ce qui est un autre sujet) étant donné qu’elle est un objet de la pseudoréalité et n’est donc, de fait, pas réelle ; seule demeurera l’emprise brutale du Parti sur le pouvoir, maintenue à n’importe quel prix et par tous les moyens (et de façon de plus en plus désespérée et de plus en plus brutale à mesure que l’échec du projet sera évident). Sans étalon de référence objectif, et sans appel à la raison accessible à tous (en principe), le discours des puissants (et du pouvoir lui-même) devient de plus en plus déterminant. Une paralogique capricieuse qui tient pour correct aujourd’hui mais pas nécessairement demain ce que le Parti déclare vrai aujourd’hui mais pas nécessairement demain, et une paramorale qui opère le même tour de passe-passe avec ce qui est juste, constituent des paralogique et paramorale supérieures et seront ainsi favorisées par le Parti. Le résultat infaillible en est le caprice du Parti, qui est toujours l’instrument préféré de la domination et du totalitarisme.
Notons que si le Parti trouve et punit toujours des boucs émissaires pour pouvoir perpétrer ses méfaits et dissimuler ses échecs à répétition (lesquels sont assurément dus à la rupture d’avec la réalité qui est au cœur de son projet), le Parti lui-même est le bouc émissaire ultime du projet pseudoréaliste. Ce fait apparemment improbable est compréhensible dans la paralogique (voyez comme il semble illogique) et exigé par le cœur alchimique de la paramorale qu’il emploie. À la fin (et dans tout projet pseudoréel, la fin ne manque jamais d’arriver), la pseudoréalité s’effondrera et la faute en sera imputée au Parti. De la même façon que, lorsque les expériences alchimiques échouaient, on mettait toujours en doute (d’une manière impossible à réfuter) la pureté spirituelle de l’alchimiste, on attribuera la corruption du Parti à des « fléaux » paramoraux (le fait d’avoir une mentalité bourgeoise, par exemple). On dira ainsi de la « vraie » idéologie pseudoréelle qu’elle n’a « pas été essayée » (sous une forme suffisamment pure) et, surtout, l’élan général de la paralogique et de la paramorale survivront alors à leur propre mort (une fois de plus, cela ne peut pas être logique). Le lecteur chrétien reconnaîtra immédiatement dans cela une inversion du christianisme (la croix inversée), puisque Dieu ne place personne d’autre que Lui-même sur la croix et, innocent, porte volontairement la responsabilité du péché pour tous les autres, rendant ainsi possible la Grâce ; tandis que cette approche, coupable, rejette entièrement toute responsabilité afin de pouvoir continuer à être au monde nullement gênée par sa propre déviance.
Plus tard, lorsqu’ils trouveront les bons ingrédients alchimiques sociétaux pour l’époque, les modes paralogique et paramoral survivants généreront une nouvelle pseudoréalité, généralement identique, qui menacera la civilisation (libérale) une fois encore. C’est pourquoi les fils jumeaux de la paralogique et de la paramorale doivent être sectionnés pour vaincre les idéologies pseudoréalistes et vacciner des sociétés par ailleurs en bonne santé (en particulier les sociétés libérales) contre leurs méfaits. Si l’on procède à cela sur une pseudoréalité particulière, cette manifestation précise s’effondrera, en espérant que cela se produise avant qu’elle n’ait provoqué trop de dégâts. Mais si l’on peut y parvenir d’une manière générale en apprenant à repérer les paralogiques et les paramorales et à les refuser en tant que modalités bidons de l’activité intellectuelle et morale, c’est encore mieux. C’est avant tout une affaire de détection : il s’agit d’apprendre à déceler les pseudoréalités, la paralogique et la paramorale, puis à reconnaître qu’elles relèvent du domaine de psychopathies auxquelles on ne devrait jamais accorder de pouvoir débridé sur les gens normaux.
Psychopathie et pseudoréalité
Maintenant que nous avons établi que les pseudoréalités idéologiques sont presque inévitablement destinées, une fois qu’elles gagnent en influence et en pouvoir, à progresser vers des caprices, des abus et des totalitarismes parmi les plus pernicieux, les plus dangereux et les plus funestes qui soient (et à la mort des civilisations ainsi que d’un nombre colossal de leurs habitants si elles ne sont pas arrêtées suffisamment tôt dans leur progression), nous devons nous arrêter un instant afin de comprendre un autre point précis qui pèse sur toute l’analyse. Si l’on fait un pas en arrière et que l’on retourne à notre adepte délirant sur lequel nous avons entamé l’analyse, nous pouvons recueillir un autre point important relatif à la nature des pseudoréalités idéologiques auquel nous avons indirectement renvoyé à plusieurs reprises. C’est le suivant : il est aisé de percevoir que cet individu hypothétique, s’il crée une idéologie sectaire et la pseudoréalité attenante, non seulement pourrait bien être mais est sûrement psychopathique dans une certaine mesure. Par définition, la pseudoréalité n’est pas le domaine des sains d’esprits, et le désir de forcer ses propres pathologies sur autrui pour son propre intérêt, particulièrement en recourant à la manipulation de ses vulnérabilités, constitue une définition de la psychopathie aussi simple et générale que l’on puisse souhaiter.
Les idéologies psychopathiques engendrent un certain nombre de conséquences prévisibles qui ont pour effet de les concentrer. Pour commencer, par leur nature même, ces idéologies attirent et canalisent les visions d’opportunistes psychopathiques sur la même longueur d’onde (dénommés familièrement « grifters » en anglais, c’est-à-dire des escrocs), qui formeront le cœur du Parti en développement. Elles dégradent également les capacités psychologiques de quiconque entre en contact avec l’idéologie, qu’il soit pour ou contre. Ceci s’opère par le biais d’une démoralisation qui peut prendre diverses formes, comme la (para)moralisation, l’ostracisme, le piège dialectique et la tactique très utile qui consiste à employer des « blocage inversifs » [5], lesquels oblitèrent la capacité d’un individu à connaître la vérité sur la réalité en le forçant à accepter des distorsions de la pseudoréalité (ce qui l’empêche de retourner à la raison et de s’extraire des griffes de la pseudoréalité, de sa paralogique et de sa paramorale). Cela conduit le plus souvent les gens à perdre leur capacité à discerner le vrai du faux et à penser que la vérité (matérielle ou morale) doit se trouver quelque part entre là où ils se situaient avant et l’affirmation pseudoréelle qu’on les oblige à adopter. On remarque immédiatement que cela éloigne encore davantage la cible de la réalité, puisque sa nouvelle position devient une sorte d’amalgame de ses anciennes croyances et d’une affirmation issue de la pseudoréalité. On voit également qu’il s’agit d’une manipulation et, lorsque la paramoralisation est employée, d’une manipulation coercitive (au profit de l’idéologie psychopathique).
Mais surtout, et cet aspect est particulièrement préoccupant, les idéologies psychopathiques génèrent de façon fiable des psychopathies (temporaires mais) fonctionnelles dans des individus autrement normaux qui, par le biais de ces manipulations, deviennent des compagnons de route suffisamment convaincus et des sympathisants de l’idéologie. Ainsi, mis à part les effets directs de la démoralisation et la déstabilisation causés par la dérive grandissante de leurs croyances par rapport à la réalité et vers l’irréalité (la pseudoréalité), les idéologies psychopathiques font littéralement croire et agir leurs sympathisants eux-mêmes de manière psychopathique, au moins fonctionnellement. Voilà ce qu’exige et ce que coûte le maintien de la paralogique (afin de ne pas passer pour un « imbécile » en pseudoréalité) et de la paramorale (afin de ne pas se trouver être le mauvais type de personne en pseudoréalité), et petit à petit ces victimes de l’idéologie deviennent les monstres que leur faiblesse les avait empêchés de combattre. Comme noté précédemment, les vertus telles que la tolérance et l’empathie sont intentionnellement perverties et détournées au point de prendre une valence politique (paramorale égale bien, morale égale mal) qui favorise de plus en plus l’idéologie pseudoréelle et devient véritablement psychopathique à mesure que l’effet se renforce.
À un moment où l’autre, toute personne normale soumise à ces circonstances cesse d’être normale. Cela se produit lorsqu’elle s’ « éveille » à une « pleine conscience » dans la pseudoréalité. À ce stade, elle a atteint un point où, d’où elle se trouve, la pseudoréalité est la réalité et la réalité est la pseudoréalité. C’est-à-dire qu’elle est elle-même psychopathique, prisonnière de la paralogique du délire pseudoréel et opérant selon une éthique détournée et restreinte et des vertus morales relevant de son système paramoral. On peut estimer que dans la majorité des cas où la personne était auparavant normale, cet effet est temporaire et dépendant de sa participation à la secte, même s’il est probable que les dégâts psychologiques associés soient durables, sinon permanents. Néanmoins, à court terme, cette dynamique aboutit à un nombre grandissant d’individus fonctionnellement ou cliniquement psychopathiques s’octroyant toujours davantage de pouvoir, qu’ils emploient (de façon psychopathique) pour imposer leur pseudoréalité idéologique à tout le monde, et en particulier au reste de la population.
Ce processus est assez exquis. Les déficiences de la paralogique, le caprice de la paramorale et la dissonance autour de la pseudoréalité elle-même ont tous tendance à engendrer, chez les personnes normales impressionnables, un même malaise à vivre dans la réalité que la pseudoréalité a précisément vocation à provoquer. Évidemment, ceci est utile pour le recrutement, l’endoctrinement et, à terme, le conditionnement (psychopathique) des individus puisque la pseudoréalité est construite de façon à permettre à ces psychopathologies particulières de s’épanouir et d’éviter d’être détectées et traitées. On peut donc, à cet égard, désigner la propagation d’une idéologie psychopathique et de sa pseudoréalité au moyen d’expressions désormais bien connues comme « la folie des foules » [6], cette tournure étant plus pertinente qu’il n’y paraît au premier abord, et même parler de « zombification » sociopolitique.
Mais surtout, ces circonstances impliquent que le compagnon de voyage moyen d’une idéologie sectaire non seulement ne se rend pas compte qu’il est un membre d’une secte usant d’instruments et de tactiques de manipulation (la paralogique et la paramorale) sur les gens autour de lui, à la fois ceux qui sont normaux et les autres adeptes « éveillés » ; il lui est impossible de prendre conscience de ce fait sans abandonner au préalable la paralogique et la paramorale qui l’ont capturé et sans rejeter la pseudoréalité idéologique de manière fondamentale. Il se trouve donc dans la position défaillante de quelqu’un de non seulement fonctionnellement psychopathique, mais dont le rapport à la réalité est inversé au point qu’il croie que toutes les personnes normales qui ne sont pas (encore) dans la secte sont des adeptes endoctrinés alors que lui-même ne l’est pas. Cela représente une inversion totale de la raison. À ce stade, la conversion d’un individu de normal à idéologiquement psychopathique est achevée. Ces individus, comme beaucoup l’ont appris à leurs dépens au cours de l’histoire, sont les gens par ailleurs très bien qui sont capables de perpétrer des génocides.
Couper les fils
Comment répondre, dès lors, à ce problème aussi périlleux qu’éternel ? Heureusement, la première étape, au moins, est très simple. Il s’agit juste d’une prise de conscience. Il s’agit d’apprendre à reconnaître la pseudoréalité construite pour ce qu’elle est (une simulation de la réalité fabriquée de toutes pièces et inadaptée aux sociétés humaines) et de commencer à rejeter sans honte toutes les exigences d’y participer. Cela signifie refuser l’analyse de la paralogique (en voyant ses contradictions) et refuser d’être tenu par la paramorale (en reconnaissant son caprice, sa malice et son caractère néfaste) qui maintiennent le mensonge. (Un vieux mot pour désigner cela est le sécularisme, au sens large du terme). Dès l’instant précis où l’on devient capable de détecter le mensonge (ou le tissu de mensonges) mis au service d’une pseudoréalité construite et de son application sociale, on possède déjà la perspective nécessaire pour briser le sortilège de la pseudoréalité dans sa totalité. C’est avant tout ainsi, en reconnaissant la tromperie pour ce qu’elle est, que l’on coupe les fils de la paralogique et de la paramorale, et une fois ceux-ci coupés, la pseudoréalité s’effondre inévitablement.
On ne parvient à cela qu’en se formant suffisamment sur le sujet pour voir les manèges, en disant la vérité, et en refusant de se faire obliger ou forcer à participer à la pseudoréalité dont l’hégémonie grandit, et ce avant que son pouvoir ne devienne totalitaire. En pratique, cela peut se faire de deux manières simples. L’une consiste à réfuter la pseudoréalité, et l’autre à la rejeter.
Pour la plupart des gens, la seconde est plus facile que la première, et moins exigeante. Il suffit d’une volonté et d’un caractère solides. Le simple refus de participer à la pseudoréalité, d’utiliser sa paralogique ou de s’incliner devant sa paramorale (et le simple fait de vivre sa vie comme si la pseudoréalité y était totalement étrangère) constitue un acte de défiance puissant contre une pseudoréalité idéologique. Cela ne nécessite rien d’autre qu’une affirmation convaincue disant : « ceci ne s’applique pas à moi car ce n’est pas moi » (ou bien « même pas vrai »), le refus de prendre des décisions basées sur des peurs socialement construites et de l’intimidation, et le désir de vivre sa vie le plus normalement possible. C’est un acte de défiance puissant et pacifique en lequel de nombreuses autres personnes normales (celles qui sont en dehors de la pseudoréalité) reconnaîtront de la force, et s’il est possible que cela vous en coûte à court terme et dans une certaine mesure, cela vous profitera à long terme et cela profitera à d’autres, au moins jusqu’au moment où le piège totalitaire paramoral sera complètement tendu sur une société suffisamment brisée et démoralisée. Gardez la tête haute, refusez de vivre votre vie selon les conditions (psychopathiques) de quelqu’un d’autre, et vous en ferez déjà beaucoup contre de tels régimes naissants.
Réfuter la pseudoréalité est plus difficile, car cela requiert beaucoup plus de connaissances spécifiques ainsi que de talent, de force de caractère et de courage. Mais c’est aussi quelque chose qui doit être fait, au moins par quelqu’un, si une pseudoréalité idéologique a déjà commencé à s’établir. Il faut montrer à un maximum de gens qu’une telle pseudoréalité est une fausse réalité, c’est-à-dire une fiction pernicieuse. Pour ce faire, il faut dans un premier temps pointer toutes les manières dont elle déforme la réalité, toutes les contradictions de sa paralogique, et tous les malheurs et les dégâts provoqués par sa paramorale. Ces objectifs demandent du dévouement, ce qui revient dans un sens à délibérément perdre un temps considérable et à déployer des efforts importants pour apprendre quelque chose que l’on sait être faux et (si l’on réussit) vain. Cet apprentissage est aussi démoralisant, étant donné la nature psychopathique de l’objet. Ce n’est pas pour les âmes sensibles, même si tout finit bien.
Il s’agira souvent, aussi, d’un processus pénible nécessitant un courage impressionnant précisément du type de celui que la démoralisation idéologique sait si bien éroder et contenir. La paralogique interprètera le désaccord direct comme de la stupidité ou de la folie, et la paramorale le désignera comme le mal (ou motivé par des intentions mauvaises, même s’il s’agit d’intentions inconscientes qui échappent à celui qui est en désaccord). Le courage de supporter ces insultes odieuses et ces diffamations, ainsi que leurs conséquences sociales injustes, est donc un prérequis nécessaire si l’on veut mettre un coup d’arrêt au totalitarisme. Il est compréhensible que la plupart ne choisissent pas cette voie-là, mais soyez prévenus : plus on attend, pire cela devient.
Pour ceux qui se chargeront de cette tâche, il s’agit tout à la fois d’être informé, de faire preuve de courage, d’être franc, et de pratiquer un humour subversif. Il est nécessaire d’être informé pour repérer, révéler et expliquer les distorsions de la pseudoréalité et les juxtaposer avec la réalité. C’est également nécessaire pour employer l’outil le plus décisif qui soit contre les pseudoréalités idéologiques, à savoir le principe de non-contradiction. Les pseudoréalités et leurs structures paralogiques entrent toujours en contradiction avec la réalité et avec elles-mêmes, et le fait d’exposer ces contradictions au grand jour révèle leurs mensonges. Être courageux et franc est nécessaire pour croire en soi-même et en ses (vraies) valeurs et ainsi résister aux attaques paramoralisantes et à la pression sociale qu’elles génèrent, mais surtout, ces qualités inspirent autrui à en faire autant et restaurent l’autorité morale à ceux qui en ont été privés par ces distorsions. Le fait de pratiquer un humour subversif discrédite la psychopathie et la volonté de puissance qui caractérisent toute l’entreprise idéologique pseudoréaliste.
La résistance active et fondée sur des connaissances suffisantes (la réfutation) est, bien entendu, meilleure, mais n’importe quel acte de résistance, ne serait-ce que le refus de participer à un mensonge évident (le rejet), est aussi efficace. En effet, le fait de révéler la pseudoréalité idéologique pour ce qu’elle est (fausse et sans rapport avec la réalité véritable) ébranle la pseudoréalité et encourage davantage de gens à la réfuter et à la rejeter. Plus puissant encore, cependant, est le fait que révéler la nature sous-jacente de la pseudoréalité idéologique (à savoir qu’elle est psychopathique) aux gens normaux (y compris ceux déjà partiellement sous l’emprise) fait partie des moyens les plus efficaces de sectionner les fils paralogique et paramoral. Et lorsque l’on résiste efficacement à une idéologie psychopathique, cela provoque précisément une réaction psychopathique. Toute la difficulté réside donc dans le fait que vous, qui osez résister à leurs manèges et qui échappez à leur piège, devenez alors la cible de leur fureur psychopathique, et beaucoup de sympathisants que vous auriez normalement considérés comme des amis prendront parti contre vous (il n’y a pas de position neutre dans la paramorale). Plus tôt on prend part au combat, plus il faut de courage, mais plus cela compte.
On peut trouver un peu du courage nécessaire pour résister en se rappelant que la pseudoréalité n’est pas réelle, que sa paralogique n’est pas logique et que sa paramorale n’est pas morale. Autrement dit : ce n’est pas vous, le problème, c’est eux. On pourra également se fortifier la colonne vertébrale en comprenant que lorsque le pseudoréel commence à remplacer le réel ne serait-ce que pour un très faible pourcentage de la population, la question n’est plus de savoir si les choses vont dégénérer mais à quel point elles le feront avant que la bulle n’explose. La réalité gagnera toujours, et l’ampleur de la calamité à venir est proportionnelle à la taille du mensonge entre nous et elle, c’est pourquoi il vaut mieux agir tôt que tard. On gagnera encore davantage de cœur en saisissant que la situation empire juste avant qu’une résistance réelle se forme et qu’ensuite, après une transition tumultueuse, les choses s’améliorent doucement. C’est pourquoi il faut agir maintenant.
La façon dont la résistance fonctionne (la résistance toute simple) est en rendant à l’individu normal l’autorité épistémique et morale nécessaire pour résister aux exigences illégitimes de l’idéologue de le faire participer à une fraude pseudoréelle. C’est-à-dire qu’elle restaure la confiance en la normalité aux gens normaux. Personne n’a honte de résister à une arnaque, quelle qu’en soit la forme, et c’est exactement le phénomène auquel nous sommes confrontés avec toute pseudoréalité idéologique en expansion. Sa paralogique et sa paramorale agissent pour saper notre assurance en nos capacités à discerner le vrai du faux et le juste de l’injuste. Mais l’autorité morale de quelqu’un est uniquement déficiente dans le contexte des systèmes paralogique et paramoral, c’est-à-dire dans la pseudoréalité, et elle peut être recouvrée par tout individu qui refuse simplement de prendre part au mensonge. Sortez de la pseudoréalité (prenez la « pilule rouge », comme dans Matrix), et vous verrez.
[1] Au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire, ici, le fait de justifier des faits en leur attribuant des raisons plausibles mais sans rapport avec la réalité. (N.D.T)
[2] Littéralement « motte et basse-cour », un type de fortification médiévale. Technique d’argumentation dans laquelle un débatteur confond délibérément deux positions voisines mais dissemblables, l’une étant beaucoup plus radicale (la basse-cour) que l’autre, de façon à pouvoir se rabattre sur la position modérée (la motte) lorsqu’on lui oppose une contradiction. (N.D.T.)
[3] L’auteur renvoie ici (et tout au long du texte) à la philosophie politique née des Lumières, pas à la doctrine économique (N.D.T.)
[4] Jeu de mots sur « convincing », convaincant et « convicting », incriminant. (N.D.T.)
[5] Le terme se trouve chez Andrew M. Lobaczewski, auteur de La Ponérologie Politique : Étude de la genèse du mal, appliqué à des fins politiques. (N.D.T.)
[6] Traduction littérale du titre du livre de Douglas Murray sur le sujet, The Madness of Crowds, traduit en français par La grande déraison. (N.D.T.)
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« Véritas Filia Temporis » Erasme….
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