Par James Lindsay (article original (en anglais) publié sur New Discourses le 17 mars 2020)
Je vous présente ici un deuxième article de James Lindsay (voir le premier sur le racisme systémique ici), qui me semble particulièrement d’actualité pour comprendre la progression fulgurante des théories critiques (de l’identité, de la race…) au Canada, et leur diffusion tout aussi inquiétante en France. On parle beaucoup de vaccin ces derniers temps, en voici donc un contre un mal au moins aussi dangereux que le coronavirus : la contamination des esprits et des institutions par ces théories destructrices.
Avec la propagation rapide et catastrophique de la pandémie de Covid-19, les virus et leurs modes de fonctionnement sont pratiquement dans tous les esprits. Ceux qui ne maîtrisaient pas déjà quelques rudiments de virologie apprennent désormais que les virus détournent le fonctionnement de cellules vivantes saines pour en faire des usines à produire de nouveaux composants cellulaires (en particulier des protéines et des génomes, ainsi que des brins d’ARN viral dans le cas de ribovirus tels que les coronavirus), lesquels s’assemblent ensuite pour former de nouveaux virus qui, provoquant l’éclatement de la cellule hôte, se répandent dans les cellules et tissus voisins. Ce processus se répète avec une sévérité grandissante et des conséquences de plus en plus graves jusqu’à la mort de l’hôte ou bien, comme on peut l’espérer, jusqu’à ce que le système immunitaire de l’hôte apprenne à reconnaître le virus pour ce qu’il est et le détruise. C’est un processus fascinant et qui fournit, comme cela a souvent été souligné, une métaphore utile.
Ainsi, en 2016, deux intellectuels féministes, Breanne Fahs et Michael Karger, ont publié dans une revue académique relativement confidentielle un papier intitulé : « Women’s Studies as Virus: Institutional Feminism, Affect, and the Projection of Danger. » (« Les études féministes en tant que virus : féminisme institutionnel, affect et projection de danger. ») Dans leur article, Fahs et Karger avancent que les études féministes (Women’s studies) devraient s’envisager elles-mêmes au prisme de cette métaphore du virus, en comparant la « discipline » en termes favorables à d’autres fléaux tels qu’Ebola ou le VIH. Au cas où vous penseriez que j’exagère, permettez-moi de citer les auteurs directement. Voici ce qu’ils écrivent dans leur résumé :
Ce papier propose que l’une des priorités futures des études féministes soit de former les étudiants non seulement à maîtriser un corpus de connaissances mais également à servir de « virus » symboliques à même d’infecter, perturber et bouleverser les domaines traditionnels établis. Dans cet essai, nous exposerons d’abord en quoi la métaphore du virus constitue, dans une certaine mesure, un exemple de pédagogie féministe idéale, puis nous étudierons comment les études féministes et la propagation des virus véritables (comme Ebola ou le VIH) provoquent des réactions émotionnelles similaires chez autrui. (résumé)
Ce papier soutient ce point de vue le plus sérieusement du monde. Les auteurs discutent précisément des différentes manières dont les virus infectent leurs hôtes et laissent des traces de matériel génétique susceptibles de mener à des cancers et autres problèmes de santé (leur conférant ainsi un caractère « transformatif », je ne plaisante pas). Ils montrent également, exemples à l’appui, le caractère opportuniste des virus qui profitent des faiblesses inhérentes aux systèmes qu’ils attaquent, voire même accentuent ces faiblesses (ce fait est – et une fois de plus, je ne plaisante pas – présenté comme un aspect positif de la métaphore en tant qu’elle s’applique aux initiatives de justice sociale critique). Le papier tire la conclusion suivante :
Les études féministes en tant que discipline infectieuse, c’est-à-dire dont la fonction est de servir de virus qui non seulement se fixe sur les corps « hôtes » que sont les autres disciplines pour les bouleverser et les infecter, mais également altère fondamentalement les informations de la cellule afin d’en détourner la finalité, est une analogie qui permet d’indiquer précisément le type de travail que cette discipline est susceptible de prioriser et de promouvoir (ou, en tout cas, qu’elle devrait prioriser et promouvoir). À la fois les étudiants en études féministes et les domaines qu’ils infectent et bouleversent sortent gagnants d’un tel arrangement. Comme l’ont noté Clough & Puar (2012), « le virus sort modifié du processus de réplication, de même que tout ce qu’il affronte et tout ce qu’il traverse. » (p. 14) De la même manière que les études féministes ont largement bénéficié de leur institutionnalisation, elles sont également devenues moins « méchantes » de ce fait-là (le présent essai aborde ce problème). De plus, si les études féministes s’attachent aussi à former les étudiants à devenir leurs propres sortes de virus capables d’infecter, de bouleverser, de perturber et de modifier leurs différents espaces (au travail, à la maison, dans leurs relations et dans leurs groupes sociaux), il se peut que le fait d’envisager les études féministes comme un domaine dangereux se révèle utile et intéressant. Après tout, le propre des choses dangereuses est de transformer non seulement par la destruction, mais également en imaginant et en réorientant vers quelque chose de nouveau. (pp. 945 – 946)
Je dois m’arrêter un instant avant de poursuivre, le temps de me remettre de l’énormité de ce que je viens de lire. Vous avez d’ailleurs peut-être besoin de faire une pause, vous aussi…
En fin de compte, tout mon travail est déjà fait puisque ce dont je voulais vous convaincre avec cet article, c’est que les théories critiques sont elles-mêmes un virus dans le corps politique libéral, ce qui est beaucoup plus facile à démontrer quand des gens qui travaillent dans ce domaine non seulement affirment ce point de vue, mais le revendiquent haut et fort. Cela dit, il me semble devoir expliquer les choses davantage.
En fait, pour vous présenter ma thèse d’emblée, je soutiens que les sociétés libérales fonctionnent de manière particulière, ayant adopté des normes, valeurs et schémas particuliers qui les rendent à la fois très adaptatives et efficaces en tant que sociétés humaines, mais également spécialement vulnérables à certaines perversions de ces normes, valeurs et schémas. En outre, les théories critiques représentent un moyen très évolué et extraordinairement efficace de pervertir ces normes, valeurs et schémas et d’en faire des sortes d’agents infectieux pour lesquels la métaphore virale colle presque parfaitement. On voit donc des sociétés libérales comme celles qui constituent l’Occident démocratique se révéler particulièrement sensibles à l’infection par les théories critiques, et notamment à leur adaptation postmoderne visant l’avènement de la « justice sociale » que j’ai nommée justice sociale critique. Contre ce « virus », il nous faut une réponse immunitaire libérale (l’esprit critique) qui minimise son influence tout en maintenant l’intégrité et la santé du corps politique libéral. (À noter que je ne crois pas que les théories critiques constituent le seul virus de ce niveau de dangerosité contre lequel nous avons besoin de nous immuniser, mais c’est sur lui que porte cet article.)
Comprendre les théories critiques
Les théories critiques, il faut bien le comprendre, ne sont pas la même chose que l’esprit critique. D’ailleurs, les intellectuels de la justice sociale critique, notamment en pédagogie (théorie de l’éducation) et en épistémologie (théorie de la connaissance), se pressent souvent pour expliquer la différence. Si, généralement, on comprend l’esprit critique comme se rapportant à l’usage (souvent réfléchi, informé, perspicace) de la critique pour améliorer nos idées et affiner notre compréhension de la réalité objective, des éducateurs critiques comme Özlem Sensoy et Robin DiAngelo nous expliquent les théories critiques en ces termes :
Une approche basée sur la théorie critique remet en question l’idée que « l’objectivité » soit désirable, ou même possible. Pour décrire cette façon de penser la connaissance, nous disons que la connaissance est un construit social. Lorsque nous qualifions la connaissance de construit social, nous entendons que la connaissance reflète les valeurs et les intérêts qui l’ont produite. Cette désignation résume l’idée selon laquelle toute la production et tous les moyens de production de la connaissance sont liés au contexte social. (Is Everyone Really Equal?: An Introduction to Key Concepts in Social Justice Education, première édition, p. 7)
À côté de cela, l’éducatrice en blanchité critique Alison Bailey explique dans un papier de 2017 paru dans la grande revue de philosophie féministe Hypatia que :
Les philosophes de l’éducation ont longtemps fait la distinction entre l’esprit critique et la pédagogie critique. Dans les deux courants, on valorise le fait d’être « critique » dans le sens où l’on estime que les enseignants doivent cultiver chez leurs étudiants une certaine prudence dans l’acceptation des croyances communes, lesquelles n’ont pas vocation à être prises pour argent comptant. De part et d’autre, on partage un même souci devant l’incapacité des apprenants, en général, à détecter les affirmations inexactes, trompeuses, incomplètes ou franchement fausses. On se retrouve également sur le fait que l’apprentissage d’un ensemble particulier de compétences critiques entraîne des effets de correction, d’humanisation et de libération chez ceux qui les pratiquent. Les deux courants, cependant, divergent sur leurs définitions du mot « critique ». […] La tradition de l’esprit critique se soucie principalement d’adéquation épistémique. Dans ce contexte-là, être critique, c’est être capable de discerner des arguments erronés, des affirmations non fondées, des vérités renvoyant à des sources peu fiables ou des concepts mal ficelés et mal appliqués. Pour les tenants de l’esprit critique, le problème tient au fait que les gens sont incapables « d’examiner les présupposés, les engagements et la logique de la vie quotidienne… Le problème de base, c’est la vie irrationnelle, illogique et non soumise à l’examen. » (Burbules et Berk, 1999, 46) Selon ce courant-là, les affirmations douteuses peuvent être identifiées et rectifiées en apprenant à appliquer correctement les outils de la logique formelle et de la logique informelle.
La pédagogie critique part d’un tout autre ensemble d’hypothèses trouvant leurs racines dans les écrits néo-marxiens sur la théorie critique communément associés à l’École de Francfort. Ici, l’apprenant critique est autonome et vise la justice et l’émancipation. La pédagogie critique considère les affirmations des élèves sur le terrain de la justice sociale non comme des propositions susceptibles d’être évaluées en fonction de leur véracité, mais comme des expressions de pouvoir visant à réaffirmer et perpétuer les inégalités sociales. La mission de la pédagogie critique est d’enseigner aux élèves les moyens d’identifier et de cartographier les manières dont le pouvoir façonne notre compréhension du monde. C’est la première étape pour résister aux injustices sociales et les transformer. En interrogeant l’aspect politique de la production de connaissance, ce courant remet également en question l’usage des outils convenus de l’esprit critique dans la détermination de l’adéquation épistémique. Pour reprendre la métaphore bien connue d’Audre Lorde, les outils de la tradition de l’esprit critique (par exemple, la validité, la solidité et la clarté conceptuelle) ne peuvent faire tomber la maison du maître : ils peuvent temporairement battre le maître à son propre jeu, mais ils ne permettent jamais l’avènement de changements structurels durables. (Lorde, 194, 112) Ceci s’explique par le fait que les outils de l’esprit critique sont habituellement invoqués dans des situations particulières, à des moments particuliers, pour réaffirmer le pouvoir : ceux qui savent manier ces outils s’en servent souvent pour rétablir un ordre qui garantit leur confort. On peut les invoquer régulièrement pour défendre nos propres terrains épistémiques. (« Tracking Privilege-Preserving Epistemic Pushback in Feminist and Critical Race Philosophy Classes » Hypatia, 32 (4), 2017 : 876-892, pp. 881-882)
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Bailey ne mâche pas ses mots. Elle montre clairement que du point de vue de la pédagogie critique, c’est-à-dire de celui des théories critiques elles-mêmes, les traditions, méthodes, valeurs et approches que l’on associe au libéralisme et à l’esprit critique sont perçues comme faisant partie du problème. L’adéquation épistémique (qui, en clair, signifie savoir de quoi on parle et avoir de bonnes raisons de penser que l’on sait de quoi on parle) est présentée comme faisant partie du système injuste (les « outils du maître ») ne pouvant faire tomber la « maison du maître », c’est-à-dire le système, selon la formule bien connue d’Audre Lorde. Pour cela, il faut les théories critiques.
Ainsi, comme Bailey l’observe ici (et le mot même que les théoriciens critiques emploient pour décrire leur façon de penser le dit clairement), les théories critiques sont censées ressembler de près à l’esprit critique tout en cherchant, en vérité, à le supplanter en modifiant subtilement le sens du mot « critique ». Bailey nous dit explicitement que le but est de passer de la notion rationaliste et libérale, héritée des Lumières, de la critique, à l’adoption d’idées « néo-marxiennes » sur la pensée dite « critique ». Ces idées proviennent en particulier de la philosophie de Max Horkheimer, de l’École de Francfort, un think tank néomarxiste et postcommuniste dont le but était de promouvoir la pensée de Marx en interprétant ses idées sous un angle culturel plutôt qu’économique, et selon une lecture psychologique grâce à la théorie psychanalytique (impossible à réfuter) de Sigmund Freud.
Horkheimer a expliqué en détail ce qui différencie une « théorie traditionnelle » qui, en gros, cherche à comprendre le phénomène qu’elle décrit, et une « théorie critique » dont le but est, pour un phénomène donné, d’y identifier des problématiques selon l’idéologie néomarxiste. C’est l’objet de son traité de 1937, le bien nommé Théorie traditionnelle et théorie critique, dont le but était justement de distinguer les deux approches. La théorie critique fut ainsi nommée d’après l’idée de la critique marxienne (« la critique sans concession de tout ce qui existe ») dans la poursuite du matérialisme dialectique lui-même dérivé, enrichi d’une nouvelle finalité, du projet anti-Lumières d’Emmanuel Kant (sa Critique de la raison pure) au siècle précédent.
Selon l’encyclopédie de philosophie de Stanford, pour Horkheimer, toute théorie critique possède trois caractéristiques essentielles : « elle doit être tout à la fois explicative, pratique et normative ». Elle doit donc :
- « expliquer ce qui ne va pas dans la réalité sociale présente », c’est-à-dire identifier des problématiques en ligne avec la vision néomarxiste de la société ;
- « identifier les acteurs du changement de la société », c’est-à-dire générer des activistes militant pour cette vision, et
- « fournir à la fois des normes claires pour la critique et des buts pratiques atteignables pour la transformation sociale », c’est-à-dire mettre en marche la vision sociale néomarxiste et définir le militantisme correspondant.
Cette description fait apparaître de manière flagrante en quoi la théorie critique est un projet bien différent de l’esprit critique. La théorie critique consiste en fait, comme nous l’explique Bailey (quoiqu’en des termes davantage propres à la pensée néomarxiste), à résister, bouleverser, démanteler et subvertir l’esprit critique puisque l’esprit critique fait déjà partie du système hégémonique de domination qui définit la société. Ainsi, la théorie critique a pour but d’infecter l’esprit critique et de le transformer en théorisation critique afin de saper l’hégémonie qui, selon la théorie, fait partie intégrante du « champ de la connaissance » (knowing field, terme employé par Bailey) ou « tissu de la société » (Sensoy et DiAngelo).
La métaphore du virus s’applique donc presque parfaitement ici, n’est-ce pas ? Les systèmes de production de connaissances et éducatifs libéraux dépendent d’un concept nommé « esprit critique » qui provient grosso modo (avec quelques amendements) de la perspective rationaliste des Lumières hissant la raison, puis les sciences empiriques, parmi les meilleurs moyens dont nous disposions pour comprendre la réalité objective. Ainsi, la critique est une pierre angulaire des systèmes libéraux tandis que la théorie critique est le moyen de la subvertir en lui faisant adopter des méthodes différentes et viser des finalités particulières.
Les théories critiques viennent donc nous affirmer que ce que nous entendons par « critique » est, en fait, erroné et doit être actualisé, c’est-à-dire remplacé par l’acception (néomarxiste) de la critique, laquelle a toujours été explicitement antilibérale. En d’autres termes, le matériel génétique de la théorie critique s’injecte dans l’hôte libéral et commence à produire des théoriciens critiques qui, plutôt que de promouvoir l’esprit critique, disent que c’est ce qu’ils font tout en voulant dire en fait qu’ils éveillent une « conscience critique » néomarxiste, créant ainsi d’autres théoriciens critiques pour contribuer à leur projet. N’est-ce pas là précisément ce que décrivaient Fahs et Karger dans leur papier sur les études féministes ?
Le progrès libéral
Le système libéral, puisqu’il est bâti sur l’acceptation de l’autocritique et puisqu’il évite l’élévation absolue de toute personne ou idée et qu’il refuse de déclarer une idée comme étant absolument acquise (voir Rauch, 1992 à ce sujet), est intrinsèquement capable de générer du progrès. Il est, en vérité, typiquement progressiste, dans le sens usuel et non politisé du terme – même si le progrès s’accomplit parfois avec lenteur, en dents de scie, et avec de nombreux reculs et erreurs de parcours. L’idée, cependant, est que lorsque l’on permet l’examen de chacun par chacun et que l’on ne déclare pas arbitrairement tel individu comme ayant absolument et toujours raison ou telle idée comme étant absolument et toujours correcte, nous avons tendance à trouver des réponses sinon correctes, au moins utiles, à nos questions sur le monde, la société et la façon de les organiser.
Petite digression (qui mériterait certainement de faire l’objet d’un article un jour) : cela est dû au fait que les systèmes libéraux se sont départis de l’arrogance non pas de croire que la vérité absolue soit atteignable, mais de la pertinence même de cette notion. Vous noterez comme cela semble faire écho à ce qu’affirmaient Sensoy et DiAngelo plus haut : « Une approche basée sur la théorie critique remet en question l’idée que « l’objectivité » soit désirable, ou même possible. » Mon but dans cette digression sera de retirer la perversion critique de cette observation par ailleurs valable et importante ; en effet, mal penser la « vérité » est une distraction dommageable qui nous rend particulièrement sensibles à ce virus.
Nichée dans la botte de foin que les théoriciens critiques (en particulier ceux boostés au postmodernisme auxquels nous avons affaire aujourd’hui en justice sociale critique) cherchent à ficeler quand ils questionnent le caractère désirable ou possible de l’objectivité dans le but de permettre leurs délires subjectifs, il y a une idée, une petite aiguille en or, à sauver. C’est une idée par laquelle peu d’entre nous se laissent distraire, et notamment peu de nos philosophes des sciences ni, en particulier, de nos scientifiques (maintenant que nous y sommes confrontés), pour la bonne raison que le sens le plus utile et le plus généralement accepté que l’on donne à la « vérité » est, au final, un sens pragmatique, et ce même sans verser dans des formules vaines du genre « si c’est utile, c’est plus ou moins « vrai » » dont le pragmatisme est par trop coutumier. C’est l’idée suivante : ce que l’on entend par « vrai » ne renvoie pas à une qualité absolue quelconque, mais au fait de produire une affirmation relative à la réalité objective sur laquelle nous pouvons miser et gagner de manière fiable, cela étant renforcé par le simple fait de reconnaître que lorsque nos affirmations au sujet de la réalité décriront mieux ce qui se passe, alors ces paris seront d’autant plus fiables.
Ceci, je pense que vous en conviendrez, ne cède rien aux délires postmodernes et critiques sur le caractère radicalement localisé de la connaissance, le dénigrement radical de l’objectivité ou l’élévation radicale de la subjectivité. Ce sens-là est non seulement vain, il est carrément dommageable en ce qu’il nie notre capacité à connaître les choses et met l’interprétation personnelle et politique au-dessus de la compréhension. Et ça n’est pas rien lorsque ceux qui en font la promotion recommandent également de penser de façon critique, c’est-à-dire avec une conscience critique, autrement dit comme les théoriciens critiques et avec leurs orientations politiques.
Digression capitale mise à part, en cherchant la vérité (c’est-à-dire en formulant des affirmations relatives à la réalité objective sur lesquelles nous pouvons miser et gagner de manière fiable), nous générons du progrès de manière fiable. C’est d’ailleurs l’essentiel de ce qui est entendu par « gagner » ici. Nous en arrivons à comprendre que nous pouvons manipuler notre environnement et développer des outils puissants pour y parvenir. Avec cela, nous pouvons accomplir de grandes choses, et nous l’avons fait, comme l’effort scientifique actuel dans la lutte contre la pandémie de covid-19 le démontre. Nous pouvons également faire n’importe quoi. Nous pouvons reconnaître que cela a inclus la capacité à manipuler les autres êtres humains, notamment en les asservissant au moyen de nos capacités technologiques supérieures. Nous pouvons ainsi apprendre de nos erreurs et progressivement les dépasser en comprenant la nature de ces erreurs, en termes non seulement pratiques mais également moraux, puis prendre les mesures nécessaires pour les corriger et faire mieux. Bien entendu, nous pouvons aussi avancer des arguments, fautifs, selon lesquels tout aurait été tellement mieux (et c’est fort probable) si nous n’avions pas eu à en passer par les tristes réalités de notre histoire pour apprendre ces leçons, et nous pouvons nous reposer sur ces épisodes désastreux pour nous inciter à la prudence dans nos usages futurs du pouvoir et de la technologie. (On peut aussi proposer l’argument suivant, de portée morale moindre, selon lequel le monde se porterait certainement mieux si nous avions appris toutes les leçons de sécurité et de gestion relatives à la catastrophe de Tchernobyl sans en passer par la fonte du réacteur, mais comprendre cela n’empêche pas l’accident d’avoir eu lieu.) Tout cela fait partie du progrès – le progrès libéral.
La méthode théorétique critique, dans le meilleur des cas, injecte son code génétique critique dans ce processus, l’enraye, et en détourne la finalité. Cela s’explique par le fait que les théories critiques tendent à voir le progrès comme un mythe, comme faisant partie d’une idéologie libérale plus large qui vise à cacher les échecs du libéralisme et à protéger les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir et l’influence dans le système. Par exemple, plutôt que de comprendre que la traite négrière atlantique fut une horreur ayant entraîné des conséquences durables, l’une d’elles étant l’abolition de l’esclavage dans les États libéraux (l’esclavage ayant existé sous différentes formes dans toutes les sociétés humaines et existant encore de nos jours dans les sociétés illibérales), la méthode critique postule que l’esclavage et les architectures sociales qui l’ont rendu possible sont des caractères permanents qui informent largement une société pour l’essentiel inchangée. Comme Fahs et Karger l’affirment, l’approche critique, « en tant que discipline infectieuse, c’est-à-dire dont la fonction est de servir de virus qui non seulement se fixe sur les corps « hôtes » que sont les autres disciplines pour les bouleverser et les infecter, mais également altère fondamentalement les informations de la cellule afin d’en détourner la finalité, est une analogie qui permet d’indiquer précisément le type de travail que cette discipline est susceptible de prioriser et de promouvoir (ou, en tout cas, qu’elle devrait prioriser et promouvoir). »
En fin de compte, ce n’est pas simplement le fait que les systèmes libéraux aient une capacité d’autocorrection qui les rend progressistes, évidemment. C’est surtout le fait qu’ils soient foncièrement organisés de façon à prévenir la tyrannie de la majorité sur les minorités, et donc qu’ils soient généralement bâtis de façon à accorder une attention particulière aux injustices auxquelles font face les « petites gens ». La majorité est forte, bien sûr, et la capacité à accorder et à assurer des droits, surtout aux exclus du système (qu’ils le soient pour des raisons économiques ou, beaucoup moins aujourd’hui, de statut social fondé sur l’identité), peut être terriblement (voire mortellement) lente, mais cette capacité n’en reste pas moins au cœur du projet libéral, dont la vocation a toujours été de s’ériger contre les pouvoirs injustes et de donner aux moins favorisés une plus grande chance d’y résister. La liberté d’expression, par exemple, est dans l’histoire humaine l’un des outils les plus importants dont disposent les faibles pour tenir tête aux forts.
Voilà encore un domaine où les théories critiques injectent leur matériel génétique et pervertissent l’élan libéral. D’une manière générale, le libéralisme s’articule autour des côtés humanitaire et égalitaire de la nature humaine, le libéralisme progressiste valorisant ouvertement ces aspects. Comme le note Jonathan Rauch, ces élans peuvent facilement submerger le libéralisme qui leur permet de s’épanouir (car ils ont tendance à mourir plutôt rapidement sans l’armature du libéralisme qui les protège). En effet, c’est au cœur de ces élans, parmi les meilleurs de la nature humaine, que la théorie critique est le plus capable d’agir viralement et de modifier l’orientation de la société de façon « transformative ».
Rauch nomme un aspect clé de ce problème le « principe égalitaire radical », qui insiste pour que, plutôt qu’adopter un socle solide de libéralisme, nous favorisions radicalement les idées et les chances de ceux ayant été historiquement, systémiquement ou institutionnellement exclus, ou de ceux l’étant présentement. C’est l’idée de l’égalitarisme transformé en activisme à visées réparatives et même punitives. C’est, en fin de compte, l’injection d’une sorte de génome viral dans le corps politique libéral qui pousse un peuple libéral à, parfois, distordre sa manière d’appréhender les problèmes, et notamment à accorder trop d’importance à certains d’entre eux. Rauch compare cela à une souche moins virulente du même problème, le « principe égalitaire », qui nous incite à envisager toutes les idées sur un pied d’égalité, sans égard particulier pour l’expertise, la méthodologie ou la rigueur dont elles procèdent, et nous dit qu’il est augmenté d’un « principe humanitaire » selon lequel nos idées devraient ne pas nuire.
Lorsqu’Alison Bailey, que j’ai citée plus haut, décrit l’esprit critique comme faisant partie des très problématiques « outils du maître », c’est un des aspects auxquels elle fait référence. En effet, du point de vue des théories critiques, et surtout de la justice sociale critique qui s’est vigoureusement emparée du principe égalitaire radical, les outils actuellement présents dans la société, en étant soi-disant indifférents à la source de l’information et seulement attachés aux méthodes ayant permis d’y parvenir, ne se soucient en vérité que de l’information susceptible de faire avancer les propres intérêts biaisés, présents et localisés de cette société. Cela s’explique par le fait que la position critique ne cherche pas à comprendre ni même à améliorer les méthodologies qui nous conduisent vers la connaissance et le progrès ; elle a pour seule ambition de les infecter avec la croyance pernicieuse que ces méthodologies ont été inventées pour servir les intérêts égoïstes (et identitaires) des membres des groupes identitaires qui les ont créés. Ainsi, les tenants de la pensée critique parlent de « science blanche » et de « connaissance occidentale » comme si ces idées n’avaient de supériorité que politique, et non méthodologique, sur celles qu’elles tendent à supplanter, même lorsqu’elles sont utilisées par des personnes non blanches hors du contexte occidental et qu’elles tentent de revendiquer l’héritage des mouvements des droits civiques, lesquels sont antithétiques à tous les élans moraux des théoriciens critiques, pour peu que l’on creuse un peu sous la surface.
Pour bien comprendre la situation, il faut se représenter une injection d’ARN viral dans le système libéral qui nous détourne des moyens et des méthodes capables de produire du progrès libéral, pour nous les faire percevoir comme une forme parmi d’autres de domination et d’exploitation par les hommes blancs occidentaux. Le virus voit tout par ce prisme politique et politisant, et en infectant les uns après les autres des pans entiers de la pensée, du travail ou de la vie, les méthodes critiques se propagent exactement comme les virus. Elles infectent certaines cellules sensibles (ça peut être les sciences humaines théorétiques à l’université, la sociologie, l’édition universitaire ou certains aspects des médias) puis font de ces organes libéraux des machines à produire des virus qui se propageront à leur tour aux autres cellules et organes, un par un, tout en affirmant les « éveiller » à ce qui est pour eux une meilleure mission : créer davantage de virus.
Bien entendu, rien ne vous oblige à me croire sur parole. Les penseurs le disent eux-mêmes, et le crieraient même à tue-tête si c’était plus efficace que de l’enseigner dans tous les systèmes scolaires, toutes les grandes écoles et toutes les universités du monde occidental. En tout cas, Fahs et Karger ainsi que tous ceux qui les ont cités le disent clairement :
Considérer les études féministes comme une discipline dangereuse et infectieuse implique, tout à fait comme la métaphore du virus, qu’elles ont modifié de façon permanente l’ADN de leur hôte et radicalement bouleversé leur environnement. Ce processus révèle le danger que représente le démantèlement du statu quo par l’introduction de pédagogies féministes dans les universités d’entreprise. Les études féministes pourraient, dès aujourd’hui et à l’avenir, considérer comme de vrais succès le fait d’avoir infecté des espaces traditionnels, dans et hors de l’université. C’est en partie déjà chose faite, mais nous sommes d’avis que les études féministes pourraient pousser cette position politique encore plus loin. Par exemple, resituer les études féministes en tant que contagion exubérante, méprisant les canons de pensée prédéterminés et priorisant plutôt une fusion de militantisme et d’activité intellectuelle, pourrait transformer la façon dont elles s’envisagent ainsi que leurs priorités politiques. Accepter ces priorités plutôt qu’essayer de rester inoffensif, respectable et accommodant, voilà un terrain important pour le futur du féminisme. (pp. 944 – 945)
La nécessité d’un vaccin libéral
Ce sont précisément les meilleurs élans et les plus beaux côtés du libéralisme que les théories critiques en général et la justice sociale critique en particulier cherchent à détourner, infecter et pervertir à leurs propres fins, lesquelles détricoteraient l’ordre libéral et la modernité dans son ensemble pour faire advenir une dystopie néomarxiste fondée (ou plutôt, effondrée) sur la politique des identités et l’anti-intellectualisme postmoderniste. Cela signifie que pour nous en défendre en tant que sociétés, nous développions un puissant vaccin capable de prévenir le virus tout en restant compatible avec le corps politique libéral. Après tout, cela ne nous avancerait pas à grand-chose de tuer le patient en essayant de traiter la maladie.
Tout comme la production d’un vaccin contre un virus physique tel que le coronavirus exige d’abord d’isoler le virus, d’identifier son génome et de comprendre son mode de fonctionnement, seul et en relation avec le système immunitaire humain, inoculer contre la théorie critique signifie d’abord de la comprendre et d’appréhender la façon dont elle interagit avec les sociétés libérales. Heureusement, cette information est déjà disponible : les intellectuels de la théorie critique, peut-être dans leur immodeste certitude dans leur projet, écrivent sur le sujet dans un langage très clair (quoique relativement dense et académique) depuis longtemps maintenant. Tout le monde peut apprendre à les lire, les universitaires pouvant y parvenir plus rapidement et avec une plus grande autorité. (Mes collègues et moi-même, universitaires tous les trois, sommes passés d’une ignorance presque totale du sujet à la publication relativement abondante d’articles de niveau doctorat dans ces domaines en l’espace de quelques mois seulement.)
Ce qui permet vraiment de voir la théorie critique en tant que virus et de vacciner contre, c’est de comprendre qu’elle a subverti le langage, jusqu’au terme même selon lequel elle s’envisage : la théorie critique, l’anti–racisme, la défense de la justice sociale, la justice climatique, la théorie. Ces termes, ces notions, sont susceptibles d’être compris, et une fois compris, ils peuvent être repérés puis combattus pour ce qu’ils sont. L’élan libéral consistant à vouloir tendre la main aux exclus et la dépendance des sociétés libérales envers la critique juste et informée peuvent se faire immuniser contre ces agents viraux : en les comprenant, en apprenant à les reconnaître et en découvrant qu’il existe depuis toujours des moyens supérieurs et plus efficaces pour s’attaquer aux problèmes qu’ils désignent. Ça ne veut pas dire que ce sera facile pour autant. Ces idées, ces façons de penser et ces sens pervertis de nos mots circulent librement désormais, et chercher à les écraser n’est ni souhaitable ni susceptible de réussir. Les sociétés libérales fonctionnent de manière particulière, ayant adopté des normes, valeurs et schémas particuliers qui les rendent à la fois très adaptatives et efficaces en tant que sociétés humaines, mais également spécialement vulnérables à certaines perversions de ces normes, valeurs et schémas. La théorie critique est cette perversion, et l’esprit critique, que les théoriciens critiques semblent tant vouloir corrompre et remodeler à leur image, est le remède qui la débâtira : c’est le système immunitaire des sociétés libérales (ce qui rend l’analogie revendiquée avec le VIH d’autant plus poignante).
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Retrouvez James Lindsay sur Twitter : @ConceptualJames
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